Cette traversée qui n’en finit pas de durer

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L’écrivaine ivoirienne Tanella Boni que nos lecteurs connaissent bien pour la qualité de ses collaborations et qui a notamment coordonné le numéro 56 « Côte d’Ivoire : le pari de la diversité » nous livre ici un touchant plaidoyer pour une autre logique dans son pays.

Cette ville est entrée dans ma mémoire par la force des choses, ville qui ressemble à la mienne par le climat et par l’ambiance. J’étais là, il y a deux ans, le jour de l’ouverture d’un grand colloque, quand j’ai entendu, sur les ondes d’une radio étrangère, les premiers bruits de cette guerre qui n’en finit pas de durer. Cette ville, au Bénin, où je me trouve encore une fois quand des bruits de bombardements me parviennent. C’est là que j’avais appris la nouvelle des morts du 19 septembre 2002. Il y avait eu bien d’autres morts depuis l’année 2000. Nul n’oublie le charnier de Yopougon. Bien d’autres charniers suivront, dans ce pays qui passait, pendant des décennies, pour être un havre de paix. Ce pays mien est entré dans la spirale de la violence je ne sais quand et je cherche à savoir pourquoi. Nul n’oublie que parmi les morts du 19 septembre 2002 figure un général célèbre dans l’histoire de la Côte d’Ivoire. Il avait été Chef de l’Etat pendant dix mois. Il avait déclaré, après le coup d’Etat qui l’avait porté au pouvoir, qu’il était venu  » balayer la maison « .  » Le balayeur  » fut l’un de ses surnoms. Puis il a échoué à l’élection présidentielle. A la mi-septembre 2002, il avait déclaré que l’actuel locataire du palais présidentiel ressemblait étrangement au boulanger qui  » roule tout le monde dans la farine « . La ville d’Abidjan et la Côte d’Ivoire n’avaient pas fini de rire et de commenter ces paroles si claires et si troublantes. Et la nouvelle de la mort du général tomba, comme un couperet, sur le pays tout entier désormais secoué par une rébellion sans précédent : dix-neuf personnes furent tuées dans la cour du général. Son corps fut retrouvé dans la rue. On annonça, sur toutes les ondes, qu’il était mort au combat car il avait eu l’intention de s’emparer de la télévision nationale. Un an plus tard, la vérité éclata au grand jour. Le monde entier apprit qu’il fut tué à la Cathédrale où il s’était réfugié et que son corps avait été, ensuite, jeté à l’air libre comme une chose, un morceau de bois, un caillou, n’importe quoi. Un prélat qui en savait un bout sur cet assassinat a fini par faire une demie confession à ce sujet, sans que jamais l’on sache la vérité, rien que la vérité. Deux ans après, le célèbre général, qui portait cet autre surnom de  » père noël en treillis « , n’est toujours pas enterré, son corps gît quelque part, au frais. C’est un secret de polichinelle…
Peu à peu, ce pays mien nommé Côte d’Ivoire, apprenait, par l’exemple, que toutes les paroles officielles sont loin d’être des paroles d’Evangile et que la désinformation est l’une des premières machines de guerre. Ainsi, la Côte d’Ivoire était entrée en guerre par toutes sortes d’armes. On se rappelle encore la célèbre Radio des mille collines au Rwanda, celle qui, quotidiennement, incitait au massacre des Tutsis. Je me pose la question de savoir si la RTI (Radio Télévision Nationale de Côte d’Ivoire), depuis un certain temps, ne s’est pas transformée en ondes distillant haine, appel à la violence contre les  » assaillants « , contre les étrangers, contre les Blancs, contre tous ceux qui osent emprunter d’autres voies que celle, unique, du patriotisme qui se décline sur tous les tons, partout, dans les rues, sur les voitures, dans les maisons, dans les stades, dans certains lieux de cultes, dans les journaux devenus de véritables armes de combat, très partisans. Le drapeau national ressemble désormais à un vrai torchon qui se décolore au soleil dans les endroits les plus inattendus. Il sert aussi de vêtement et de serviette de bain, parce qu’il doit se trouver, à longueur de journée, le plus près du corps, afin qu’il puisse être protégé…
Je me pose la question de savoir si l’information objective, vérifiable, relatant des faits, est encore possible dans ce pays où la passion et le sentiment national (y a-t-il d’autres mots pour le dire ?) ont pris le pas sur la défense et l’illustration des valeurs démocratiques. Les chants patriotiques se font entendre à longueur de journée et de nuit. Des patriotes illustres et moins connus, femmes, hommes, jeunes, enfants se succèdent sur un plateau de télévision, devant un micro, dans un lieu public, dans un lieu privé. Et tout cela est enregistré, filmé, diffusé à très grande échelle au moment même où toutes les chaînes de radio étrangères sont brouillées. C’est un jeu d’enfant qui n’étonne plus personne. Pendant les moments de crise aiguë, il n’y a plus qu’une seule et même voix, très officielle, que l’on écoute inlassablement. Où donc sont passées les valeurs socialistes défendues par les Refondateurs du Front Populaire Ivoirien – le parti au pouvoir- à cor et à cri, il n’y a pas si longtemps ? Peut-être a-t-on créé, en Côte d’Ivoire, la tradition de la double parole, double langage, du mot vite dit qui ne révèle jamais la stratégie à adopter, qui ne dit rien de l’action à accomplir.
Dès l’annonce des bombardements à Bouaké et à Korhogo, comme par hasard, les quelques quotidiens qui osaient apporter un point de vue en marge de l’information officielle furent détruits : les rédactions furent saccagées et brûlées. Déjà, depuis un moment, tous les journaux adoptant un ton autre que celui très officiel de la Voix (Voie) unique avaient tous les problèmes du monde pour être distribués. Les vendeurs étaient passés à tabac, des piles de journaux étaient détruites. Que devient donc, dans ce pays, le droit à l’information ? A la liberté de pensée et d’expression ? Reporters sans frontières a beau dénoncer ces atteintes aux droits fondamentaux, rien n’y fait. Seules comptent désormais la défense et l’illustration de la Patrie  » attaquée par des terroristes « , par des  » assaillants « , par  » la France « .
Hormis cette condamnation ferme de Reporters sans frontières, le monde entier a fermé les yeux sur ces agissements relevant d’un autre siècle. Plus grave, toute la zone occupée – 60% du territoire de Côte d’Ivoire – par les ex-rebelles (aujourd’hui baptisés Forces Nouvelles) fut privée d’eau et d’électricité. Pendant ce temps, des bombes étaient larguées par des mercenaires sur la tête des populations qui ne savaient plus où aller. Il a fallu des injonctions répétées de l’ONU pour que l’eau et la lumière soient à nouveau disponibles, plus d’une dizaine de jours plus tard. Je rappelle que les frontières internes avaient été fermées le week-end de la Toussaint, quelques jours avant le début des bombardements. Selon la voix unique qui, seule, avait le droit de se faire entendre, il s’agissait de bombarder les positions des rebelles afin de  » libérer le pays « . Je me pose une seule question ici et, pour moi, elle est d’importance : un Etat a-t-il le droit de priver sa propre population d’eau et d’électricité pendant que celle-ci reçoit des bombes tombant du ciel ? Où sont donc passées, pendant ce temps, les organisations de défense des droits humains dans le pays et à travers le monde ? Pourquoi gardent-elles donc le silence en ce qui concerne les événements de Côte d’Ivoire ?
L’armée française, installée dans une zone dite de confiance, au centre du pays, a laissé faire. Et je me demande pourquoi. Elle a laissé faire jusqu’à ce que ses positions soient bombardées faisant neuf morts et plus d’une trentaine de blessés. Personne ne sait, à ce jour, combien de morts et de blessés il y a eu parmi la population ivoirienne et étrangère vivant dans la zone non-gouvernementale. On annonça très rapidement la mort de sept Maliens dans leur voiture, du côté de Korhogo. Le monde entier se réveilla donc brusquement à l’annonce de la mort des soldats français et de la riposte immédiate de l’armée française sur ordre du Président Chirac. Les avions de combat des soldats loyalistes et de leurs mercenaires furent détruits. Geste de trop semble-t-il, qui fit déborder un vase de violence plein à ras bord. Je revenais, ce samedi-là, de Cotonou. L’aéroport fut fermé une heure après. La ville d’Abidjan était en ébullition. Les lycées Mermoz et Blaise Pascal furent saccagés et brûlés. Pourtant, de nombreux enfants, toutes couleurs et nationalités confondues, étaient inscrits dans ces écoles qui existent depuis longtemps.
Ce samedi-là et les jours suivants, des groupes de jeunes sillonnaient les quartiers, barraient toutes les routes, cherchaient des Blancs, pillaient leurs maisons mais aussi des maisons d’opposants politiques… La nuit du 6 au 7 novembre fut très mouvementée. Et personne, dans cette ville, ne ferma l’œil. Il y avait des coups de feu insistants venant du centre ville. C’était le début d’une nouvelle escalade de violences à Abidjan. Pendant ce temps, personne, encore une fois, n’a évoqué, ne serait-ce qu’une fois, la peur, le ras-le-bol et l’angoisse de ceux qui, et il sont nombreux, n’ont pas l’honneur, dans ce pays, d’émarger chez les patriotes… la majorité silencieuse. Sait-on au moins qu’elle existe ? Seules quelques rares voix osaient crier ce trop plein d’amertume et de détresse, rapidement noyées dans des flots de mots et d’images patriotiques recherchées par les radios et les journaux étrangers. Non, je ne peux me résoudre à croire que, dans ce pays mien, nous avons tous perdu la raison. Je ne peux penser que les images et les paroles les plus médiatisées soient celles partagées par tous. Seulement, la loi du silence règne et les voix discordantes restent muettes, se contentant de condamner en aparté ces appels au grand jour à la haine, à la guerre contre les Blancs, à la xénophobie et à la défense de la patrie en danger.
Et je me dis que les humains sont bien divisés. Le sort des uns – ceux qui sont loin de partager ces idées à la mode dans ce pays – n’intéresse personne. Le sort des autres,  » la communauté étrangère installée en Côte d’Ivoire « , est médiatisé comme s’ils étaient les seuls à souffrir de cette situation. Ils parlent volontiers des exactions, des viols, des violences de toutes sortes subies…
Plus d’une fois, partout où je passe, j’entends dire :  » est-ce que toi, en tant qu’Ivoirienne, tu te sens menacée  » ? Résultat d’une méconnaissance profonde de la situation, l’on pense, généralement – et je l’ai déjà dit ailleurs – que la paix règne, rien que la paix pour les Ivoiriens ; seuls seraient en danger des étrangers et des  » expatriés français « . A-t-on jamais imaginé qu’une bonne partie de la population se voit réduite au silence ? Conçoit-on un seul instant que l’Université de Cocody et celle de Bouaké (déplacée à Abidjan depuis deux ans) se trouvent prises à leur propre piège ? Le piège des idées ? Le piège des mots ? Le piège du syndicalisme, devenu, aujourd’hui, militantisme politique ? Et que dire de ce relent de  » tribalisme  » teinté de clivages politico-religieux qui entache toutes les nominations et les élections dans les Universités ? Que reste-t-il de la recherche et de l’enseignement dans nos universités ? Evidemment, c’est un crime de lèse-majesté que d’émettre des hypothèses sur la mort lente de nos universités : le rythme capricieux d’un enseignement qui ne mérite plus son nom ne profite ni aux enseignants gagnés par l’angoisse, la dépression et toutes sortes de maladies, ni aux étudiants livrés à eux-mêmes, instrumentalisés par le discours officiel, courtisés par les milices. Partisan du moindre effort, ils savent que seule la politique politicienne paie désormais. A quoi bon faire des études s’il est possible de gagner des millions de francs CFA par mois, posséder des dizaines de voitures, habiter, à longueur d’année, à l’hôtel Ivoire ?
Comment vivre dans une ambiance où la libre expression n’est plus possible, où les universités ont perdu leurs caractéristiques essentielles, où la violence règne dans les classes, sur le campus, dans les rues, devant les portes – parfois gardées par des flics en civil ? Comment vivre dans un pays désormais livré au règne sans fin de la Police et de toutes sortes de Vigiles ? Tout se passe comme si la vie quotidienne, dans ce pays et surtout dans cette ville d’Abidjan, était devenue une résidence surveillée qui ne dit pas son nom. Comment accepter de vivre dans l’angoisse, à la merci des regards inquisiteurs, de la délation, dans l’hypocrisie généralisée qui gangrène la vie en commun ? Puisque l’autorité de l’Etat est en perte de vitesse, le citoyen ordinaire est-il protégé par des lois ? Et quelles lois ? Peut–on vivre en citoyen libre et responsable dans un pays qui ne reconnaît plus que des patriotes pur sang ?

///Article N° : 3660

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