Théâtre et conjuration de la malédiction au Cameroun

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Théâtre et politique sont intimement liés au Cameroun. Aperçu historique de l’évolution parallèle de ces deux champs.

S’il est un domaine où l’européocentrisme perdure, c’est bien celui des arts. Ngugi Wa Thiongo (1982), Simon Gikandi (2003), et bien des intellectuels exposent la mauvaise conscience de l’Europe qui renie le modèle africain sur lequel elle façonne le modernisme. Cette négation n’épargne pas le théâtre. C’est dans la même lignée de dénonciation de la  » loupe primitiviste  » que se situent Don Robin et un ensemble de spécialistes (1997) qui considèrent les formes de rituels et autres  » performances  » ni plus ni moins que comme du théâtre. De ce point de vue aussi, on peut affirmer que l’Afrique hérite des puissances colonisatrices et tutrices la pratique textuelle qui en ajoute à ses vastes potentialités théâtrales. Au Cameroun en particulier, la critique use les concepts « Théâtre traditionnel  » et « Théâtre moderne  » pour décrire ces deux formes de pratiques. L’une fournit à l’autre les sucs sans lesquels on ne parlerait pas de camerounité des arts de spectacle. En d’autres termes, les hommes de théâtre moderne camerounais sont redevables aux productions de nos terroirs tels que le Ngondo, le Tsuu, le Ngouon, le Lela, et autres rites cérémoniels Nso, Abok-Ebang. Toutefois, je me place ici résolument du côté de l’héritage pour tracer l’évolution de ce que j’appellerai un théâtre camerounais colonial et postcolonial c’est-à-dire à la fois support et/ou virulente contestation des ambitions et pratiques impérialistes allemandes, françaises et britanniques institutionnalisées avec le partage de 1884 à Berlin.
1870-1960 : du théâtre religieux au théâtre scolaire
Le théâtre camerounais moderne est le lieu du déploiement des talents, des énergies, des stratégies et des tactiques de soumission, de survie et de contestation. La pratique textuelle y est antérieure à la pratique scénique. En colonie camerounaise, on apprend d’abord à être dramaturge avant de se tourner vers la scène. Car, il s’avéra plus facile de transporter Racine, Molière, Corneille et autres Shakespeare dans l’espace camerounais que de construire des édifices théâtraux. Ainsi, la  » mission civilisatrice « , dans son volet culturel, met un accent sur l’apprentissage de l’écriture à partir des modèles classiques. C’est bien une certaine métropole qui se transporte en colonie. Les textes contestataires sont proscrits et n’entrent en colonie que des œuvres qui exaltent les valeurs impériales.
C’est d’abord par l’Eglise que se développe le théâtre camerounais. Elle investit très tôt le champ théâtral pour besoin de prêche, de communication de l’évangile aux masses. Félix Faure (Le Diable dans la brousse, Editions J, Sers, 1931) pense comme tous les évangélisateurs que le théâtre peut faciliter la tache d’évacuer Mammon pour implanter Christ dans la brousse africaine. Ainsi, le dramaturge à la soutane va soutenir la mission civilisatrice en inculquant les moules classiques aux futurs dramaturges camerounais. Sous la direction de ces religieux, surgira une pléthore de dramaturges tels qu’Alfred Tongo Diboundou (Les Dix Vierges, 1870), Kingue Kwedi (Une Famille dans l’attente de Noël, 1910) ; Anonyme (L’Annonce de la naissance de Jésus, 1912) ; Alfred Ndoumbe Moussinga (Un Jeune à la recherche d’une conjointe, 1919) ; Anonyme (Yesus Mongo, 1928) ; Anonyme (Mfubfub Awula et Ngul Esiki Sosso).
Du moment que ces pièces n’inquiètent nullement le pouvoir religieux, elles sont représentées dans des séminaires ou dans des églises lors des fêtes. Elles s’investissent totalement dans la mission impériale de dépossession des Camerounais de leur fond culturel. Car le théâtre religieux est plus qu’un acte de prédication et de justification des conquêtes coloniales. Le théâtre religieux colonial est en guerre contre les peuples à assimiler. Le dramaturge colonial d’inspiration religieuse confronte dans son texte Christ et Satan, la lumière et les ténèbres, le prêtre et le sorcier, l’homme et le sous-homme. Il orchestre la mort de celui-ci pour qu’émerge celui-là. Son œuvre accompagne, soutient ou explique l’anthropologie coloniale. Tout se passe comme si on faisait du théâtre pour reproduire le discours du Petit Journal illustré publié à Paris (fondé par Eugène Turpin en 1893) où sont peints des monarques sanguinaires à la tête des peuples anthropophages. Aller au théâtre, c’est donc accepter d’avoir honte de soi-même et de son monde. Le dramaturge religieux prépare le terrain au véritable génocide culturel que l’école profane va parachever sous la férule des enseignants militaires.
L’enseignant de l’école républicaine en colonie est avant tout un militaire ou un civil taillé à la discipline militaire. L’école coloniale devient alors un canon entre ses mains pour mater et polir à la française. Comme le précepteur à la soutane, l’enseignant profane connaît la puissance transformatrice du théâtre en particulier et de la culture en général. A propos de la mission de cette école, le gouverneur général de l’AOF, M. Brevié écrit en 1933 dans Bulletin de l’enseignement en AOF n° 74, p. 3 :  » Le devoir colonial et les nécessités politiques imposent à notre œuvre d’éducation une double tâche : il s’agit d’une part de former des cadres indigènes qui sont destinés à devenir nos auxiliaires dans tous les domaines, et d’assurer l’ascension d’une élite soigneusement choisie ; il s’agit d’autre part d’éduquer la masse pour la rapprocher de nous et de transformer son genre de vie.  »
Une fonction similaire est dévolue au cinéma en colonie et néocolonie camerounaises. On peut en dire autant de la mission du théâtre pendant et après le mandat français au Cameroun. En AOF comme en AEF, le théâtre a une mission spéciale. Les hommes comme Charles Béart et plus tard Jacques Scherer sont des agents en mission spéciale. Comme le reconnaît Scherer (1992), cette  » mission  » consiste à poursuivre le travail fait à l’école William Ponty. Elle conduit à la mise en place des Centres culturels français mais surtout du Concours théâtral interafricain, véritable instrument de contrôle de la pensée. Il importe de faire, un de ces jours, une étude approfondie de l’immense fond théâtral du concours, des mécanismes de sélection ainsi que de l’idéologie sous-tendant les centres culturels pour mieux comprendre le rôle de la France dans le maintien des  » goulags tropicaux  » de 1960 à aujourd’hui.
1960-1990 : la comédie ou rire pour ne pas pleurer
Contrairement au roman et à la poésie, le théâtre camerounais d’avant 1960 évite le ton anticolonialiste. Louis-Marie Pouka fait partie de ces hommes qui ferment les yeux sur les atrocités commises dans son Cameroun natal (impôt de capitation, indigénat, travaux forcés, expropriation des terres, pillage des ressources naturelles etc.) pour voler à la défense de la France. La  » pacification  » de la Sanaga Maritime et  » l’expédition punitive  » dans les hauts plateaux de l’Ouest n’émeuvent nullement Pouka. Au contraire, il vole au secours de la France occupée par l’Allemagne nazie avec son Hitler ou la chute de l’hydre (1945). Hitler y peint comme un monstre à plusieurs têtes que la brave France réussira à décapiter.
Avec les dramaturges profanes, le paradigme religieux bascule du côté civil. Les manuels scolaires (surtout la série Mamadou et Bineta) renforcent la splendeur de la métropole et la laideur des colonies. Des vieillards excessivement grimés, de vieilles femmes baveuses, des sorciers vomissant du feu et débitant des incongruités peuplent la scène. Cette tendance se poursuit longtemps après l’indépendance. Des farceurs tels que Dieudonné Afana, Daniel Ndo, René Njické imposent des épaves sociales telles que Jean Miche Kankan, vieillard et inculte Bamiléké, Oncle Otsama, stupide villageois Beti etc. Ce théâtre obéit parfois aux injonctions des régimes d’Ahmadou Ahidjo et de Paul Biya, fondés sur les lois d’exception, du fer, mais surtout de l’ethnocentrisme. Bon nombre de dramaturges se positionnent, à la suite des critiques comme Jacques Fame Ndongo (1984), intellectuel organique de l’Etat.
Parallèlement à ce comique vulgaire se développe, à la suite de Trois Prétendants… Un mari de Guillaume Oyono Mbia, un comique où la satire et la désillusion se donnent la main. Car en fait, sous les dictateurs Ahidjo et Biya, on rit pour ne pas pleurer ou on rit en pleurant. Ces deux hommes optent pour la brutalité la plus ignoble comme forme de gouvernance ; théâtralisent la mort pour frapper de stupeur l’imaginaire du peuple. Les têtes fumant des mégots et insouciant des mouches que les structures répressives (Gendarme, armée, police) exposent sur les places publiques de Bafoussam à Douala ; des pogroms tels que ceux de Kamga Collins de l’université de Yaoundé furent quelques-uns des spectacles tragiques au quotidien qui justifièrent sans doute la prédominance de la comédie sur la tragédie au Cameroun. Car en fait l’évacuation des grands problèmes de la nation ne peut que confiner au comique. On peut convoquer sur le double plan textuel et scénique les dramaturges suivants pour étayer ce point : Guillaume Oyono Mbia (Jusqu’à nouvel avis, 1970 ; Notre fille ne se mariera pas, 1973 ; Le Train spécial de son Excellence, 1976, Le Bourbier, 1989) ; Patrice Ndedi Penda (Le Fusil, 1969 ; Le Caméléon, 1984) ; Joseph Kengni (Dans le pétrin ; Un Amour adultère ; Un Père aux abois ); Hubert Mono Ndjana (La Revenante) ; Protais Asseng (L’homme-femme, 1986), Rabiatou Njoya (La Dernière aimée, 1980) ; Pabe Mongo (La Guerre des calebasses, Le Philosophe et le sorcier, 1982) Victor Elame Mussinga (The Tragedy of Mr. No Balance, 1976). Ces textes sont parfois très critiques du régime mais jamais au point de l’alarmer.
De ce lot émergea la figure littéraire de René Philombe. Marxiste convaincu, rubéniste inconditionnel, condamné à la chaise roulante par une terrible maladie, Philombe mena son combat de l’intérieur. Il fut jeté plusieurs fois dans les prisons infectes d’Ahidjo et de Biya. Philombe condamna par son acte l’entrisme inopérant et mourut indigent, mais intègre dans son village. Il toucha à tous les genres et organisa le monde littéraire camerounais à travers L’APEC (L’Association des poètes et écrivains camerounais). Sur le plan théâtral, Philombe fut perçu comme un danger avant tout par les structures françaises d’hégémonie culturelle telles que Radio France Internationale. Car en fait, Africapolis (1974) véritable appel à la révolution fut censurée par les agents superviseurs du ‘Concours Théâtral Interafricain’avant que de l’être par le pouvoir à Yaoundé. Il faut attendre nos années de braises (1990-1994) pour que le Théâtre universitaire et Le Messager donnent au public camerounais la version scénique d’un texte qui peint la fin tragique d’Ekamtid, un ogre de l’espèce de Saddam Hussein. Il faut dire aussi qu’en 1974, au moment où Ahmadou Ahidjo est au faîte de son règne, Philombe ose indiquer le sort qui sera celui du premier président du Cameroun dix plus tard.
Tout aussi prophétique est une pièce comme Gueido (1986), création collective sous la direction de l’expatriée Jacqueline Leloup, sur la tragédie politique actuelle. En langue Bandjoun,  » Gueido  » veut dire l’homme maudit, celui qui traîne avec lui le relent de la malédiction. Gueido est, à l’image de Paul Biya, la métaphore même de la malédiction. Le successeur d’Ahidjo est en fait, écrit Mongo Beti dans Lettre ouverte au Camerounais ou la seconde mort de Ruben Um Nyobe (1986), un maillon des chaînes que Louis Paul Aujoulat, l’ensemble du colonat local et Paris mettent au cou du Cameroun. Essais et théâtre politiques tentent depuis lors de conjurer cette malédiction. Une suite de calamités [La tragédie du lac Nyos, l’éruption du Mount Cameroun, corruption et détournement des fonds publics] viennent s’ajouter au pillage éhonté du Cameroun. Le règne de Gueido inaugure l’ère des catastrophes. Dans la fiction comme sur la scène politique camerounaise, les fils maudits tuent leurs pères et plongent leurs univers dans la misère totale. Mais là s’arrête la comparaison entre Paul Biya et Gueido car celui-ci accepte l’effacement de la scène politique pour le bien de son peuple. Il accepte le sacrifice suprême, mourir pour ceux qu’il aime.
1990 : naissance d’un théâtre contestataire
L’indocilité comme forme de pensée se généralise avec la chute du mur de Berlin en 1989. On assiste à l’irruption, sur la scène camerounaise, de nouvelles figures politiques contestataires telles que Yondo Black Madengue, Siga Assanga, John Fru Ndi. Il en va de même des sociétés secrètes féminines telles que le Takumbeng dans le nord-ouest, Le Parlement estudiantin etc. Tous les discours se politisent au Cameroun à partir de 1990. La crise politique et économique, l’application du programme d’ajustement structurel qui s’accompagne du bradage des entreprises camerounaises à de puissantes multinationales fracture la nation en millions de pauvres et une poignée de riches. L’accroissement de l’injustice donne lieu à une effervescence dans les années 1990 et à un retentissant succès des soulèvements sociaux. Les laissés-pour-compte politisent de plus en plus leurs discours. Il se murmure, des confins de Mouloundou comme de Bafounda, un vaste cri de malédiction de la minorité qui continue à livrer la nation aux puissances économiques occidentales. Aujourd’hui, le cri d’exorcisation de cette malédiction est unanime et les masses se mobilisent pour dénoncer ces aberrations tropicales que la France s’obstine à soutenir depuis le général De Gaulle. Ce contexte a vu le développement d’une écriture dramatique véritablement postcoloniale, c’est-à-dire contestataire. Citons en passant Bidoung Mkpatt (La Veste de fer, 1998 ; Les Charognards, 1999) ; Bole Butake (Lake God, 1986 ; The Survivors, 1990 ; And Palm Wine Will Flow, 1992 ; Shoes and Four Men, 1995), Hansel Ndoumbe Eyoh (Muyengue, 1990 ; The Inheritance, 1994) ; Gilbert Doho (Le Crâne, 1995, Noces de cendres, 1996 ; Zintgraff and The Battle of Mankon en collaboration avec Bole Butake, 1998 ; Au-delà du lac de nénuphars, 2004). Ces œuvres ont une résonance véritablement politique. Elles prônent le changement, la construction d’une nation formée des identités ethniques en indiquant la décentralisation dans la gestion du Cameroun comme voie incontournable. C’est dans cette perspective qu’il faudrait lire le développement du théâtre des minorités consubstantiel au  » problème anglophone « .
En effet, la manipulation de la Constitution par Ahidjo et Biya, l’envahissement de l’ancien Cameroun britannique par les Camerounais francophones, placent leurs compatriotes anglophones dans une situation d’ostracisme. Ils se sentent étrangers, voire esclaves dans leur propre pays. Dans cette partie plus qu’ailleurs, les infrastructures ont été négligées ou surexploitées, le tissu culturel anglo-saxon qu’ils héritent a été délibérément détruit. Pire, la manne pétrolière est confisquée par la France et les francophones tandis que les anglophones sont condamnés, comme les compatriotes et frères ogoni de Ken Saro Wiwa, à gérer la pollution. Cette situation d’extrême injustice ne pouvait que fermenter les esprits aussi bien que les mouvements de contestation. Conséquemment, il s’est développé une dramaturgie au relent postcolonial avec Bate Besong (The Most Cruel Death of A Talkative Zombi, 1988 ; Beats of No Nation, 1990 ; Requiem for a Kaiser, 1991 ; The Banquet, 1995), Victor Epie Ngome (What God Has Put Asunder, 1994). Le dramaturge et l’activiste anglophone font corps et la pièce s’apparente à un tract, un slogan ou un manifeste de libération. Ce que réclame cette dramaturgie, c’est un droit de regard sur la gestion des ressources locales. En d’autres termes, le théâtre des minorités est avant tout stratégie de combat et non appel à la sécession.
Comme on le constate, le Cameroun théâtral est sur le sentier de guerre depuis l’époque coloniale. Des parvis d’église et autres séminaires, il s’est progressivement acheminé vers la masse, vers le peuple. Il a longtemps investi les amphis et autres espaces des villes camerounaises. Mais avec l’irruption du théâtre pour le développement en 1984, les masses rurales et des zones urbaines substituent les danses traditionnelles aux comédies et tragédies qu’ils donnent aux hommes politiques en campagne électorale. Ces spectacles de masse sont une exigence de plus de transparence dans la gestion de la nation et du respect des droits de l’Homme. Ils constituent des actes de déculottage des rapaces et autres détourneurs de fonds publics. En d’autres termes, il se donne, dans l’arrière-pays comme dans les villes, des pièces ayant la même vision qu’inscrit Ngugi Wa Thiongo dans son Decolonising The mind (1982).

Ouvrages cités :
Butake Bole & Doho, Gilbert (1987). Théâtre camerounais/CamerounianTheatre. Yaoundé : CEPER.
Rubin, Don (1997). The World Encyclopedia of Contemporary Theatre, Volume 3 : Africa. London and New York : Routledge.
Scherer, Jacques (1992). Le Théâtre en Afrique noire francophone. Paris : Puf.

Gilbert Doho est professeur associé (Associtate Professor) au département de langues et de littératures modernes de l’université de Cleveland (Ohio). Il est titulaire d’un doctorat à l’université de Sorbonne nouvelle (Paris III). Il est spécialisé dans le théâtre français du 20ème siècle, dans les études francophones, dans le cinéma et les arts de la scène africains. Il est l’auteur de Théâtre populaire et réappropriation du pouvoir au Cameroun (SHERPA, 2002) et a contribué à l’écriture de The World Encyclopedia of Contemporary Theatre Volume 3 : Africa (Routledge, 1997) et du Dictionnaire des œuvres littéraires d’Afrique francophone (Bethesda, ISP, 1996). Auteur de théâtre, il a publié les pièces Zintgraff and the Battle of Mankon (en collaboration avec Bole Butake, 1998), Noces de Cendres (Wedlock of Ashes, 1996), Le Crâne (The Skull, 1995). Il travaille actuellement sur l’utilisation du théâtre comme outil de prise de pouvoir des minorités aux Etats-Unis.///Article N° : 3512

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