Iba Ndiaye Diadji

Le héraut d'une civilisation plasticienne

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Nous n’avons pas la prétention à travers ce texte de faire le point intégral sur les positions en esthétique du Critique d’art sénégalais Iba Ndiaye Diadji. Il nous a fallu travailler dans l’urgence et c’est pourquoi nous nous sommes intéressé essentiellement à ses deux dernières publications dans ce domaine qui sont à leurs justes proportions, des exposés très précis sur l’ambition de recherche de Ndiaye mais aussi sur ses prises de position dans le champ très troublé par des interférences extérieures de l’esthétique africaine. Notre propos se situera donc essentiellement dans : L’impossible art africain : paru aux éditions Dëkkendo, Dakar 2002, 118 p. et à Créer l’art des Africains, Dakar, Presses universitaires de Dakar, 2003, 157 p. Deux ouvrages qui se complètent en ce que la seconde citée systématise les positions développées dans la première.

Après avoir exposé la thèse fondamentale de NDIAYE sur l’esthétique de la plasticité, nous allons voir par quels biais, les valeurs fondamentales nègres ont été travesties de la négrophobie à la négrophilie douteuse.
Contre ce déni d’une dignité humaine nègre d’une vague de pensée occidentale, NDIAYE va asseoir une problématique autour d’une dignité ontologique fondée notamment historiquement et en raison qui passe par les arts et qui doit travailler encore avec les instruments modernes de l’émoi artistique.
De l’esthétique de la plasticité
 » J’appelle esthétique de la plasticité le discours et la pratique artistique qui savent intégrer dans leurs champs d’action et créatif la vie dans ce qu’elle est : unique. En effet, il n’y a pas dans la vie, d’un côté l’oralité, de l’autre la danse, la musique, ou la sculpture. Les arts d’Afrique et leurs civilisations ont trop longuement souffert de cette division factice qui détachait en mille morceaux l’unicité de la culture. Les théoriciens de l’oralité portent une lourde responsabilité dans le dépeçage des valeurs de la plasticité. Consciemment ou pas, ils se sont faits les continuateurs zélés de l’idéologie coloniale qui en réduisant l’Afrique à un continent du verbe et de la palabre interminable, l’excluait de fait des domaines de la science et de la technique.
La plasticité est doct l’être même des civilisations d’Afrique. C’est elle qui forge l’homme dans ses modes de pensée et d’être. Sans elle, il n’y a pas d’œuvre de l’esprit. C’est elle qui permet au mandingue de garder sa personnalité esthétique, malgré les emprunts faits au Baoulé et au Wolof. C’est encore elle qui nourrit la science et la technique et apprend au jeune à répondre aux questions de la vie distinctement, sincèrement. Et c’est elle qui poursuit et enveloppe l’artiste dans chacune de ses esquisses, dans chacune de ses productions « . (L’impossible art africain, 2002, p.26) Cette expression fondamentale de la pensée de Iba NDIAYE Diadji se profile au détour d’une déclinaison des trois principes de base de l’art négro-africain empruntée notamment à SENGHOR (dans Liberté 1) et à Engelbert MVENG (L’art d’Afrique noire, Yaoundé Clé) que sont le sens de la composition (rigueur, ordre, équilibre), la mixité et la personnalité du groupe social.
« L’esthétique de plasticité » telle que Iba NDIAYE la conçoit est donc fille de la mixité transversale à toutes les formes d’expressions artistiques. Cette position transversale est aussi partagée par son contemporain Joost SMIERS auteur d’un intéressant ouvrage sur la création européenne contemporaine ainsi que notamment un autre théoricien du début du siècle Carl EINSTEIN.
En définitive la mixité subsume cette esthétique de la plasticité sous une unicité qui la fait travailler par extension dans toute œuvre de l’esprit. C’est pourquoi chez NDIAYE, cette esthétique de la plasticité ne nourrit pas exclusivement l’art, elle apporte aussi son suc nourricier et vivifiant à la science et la technique.
Ce prolongement de la pensée de Iba NDIAYE Diadji pourrait sembler étrange si nous ne la fondons pas dans le contexte d’expression du critique.
De la négrophobie à la pseudo-négrophilie
Suivant l’angle d’attaque de la réflexion de Iba NDIAYE Diadji, il est difficile de ne pas nous interroger sur son contexte idéologique. De manière récurrente dans sa production, NDIAYE s’attaque à tout un corpus raciste qui fonde ethnologie et l’anthropologie coloniale. Mus par une mission civilisatrice, des Occidentaux sont passés à l’abordage de la barque africaine sabre au clair, le poignard entre les chicots. L’image pourrait contraster avec le semblant de profondeur d’un discours des philosophes de Lumières mais le résultat est à ranger sous ce régistre des images. La vision de l’Afrique obscure a précédé celle de la mission purificatrice. Je cite  »   » Pour les missionnaires, persuadés que le continent noir est la porte de l’enfer, la règne du mal, le seul leitmotiv : tout brûler, tout purifier par le feu  » (Créer l’art des Africains p.29.). Dans une approche beaucoup plus laïque MONTAIGNE, VOLTAIRE, ROUSSEAU, Jules FERRY, Ernest RENAN, Jules ROMAIN, l’humaniste colonial Léo FROBENUIS, contrairement aux SARTRE et autres Marcel GRIAULE voir LEAKEY et FAGG soutiendront ce discours sur l’Africain arriéré et maudit par l’histoire indigne de produire consciemment des œuvres de  » qualité « . Celles-ci sont pour le moins étranges et elles sont volées au mieux des cas pour égayer les cabinets de curiosités. Iba NDIAYE Diadji en tire cette conclusion sur cette pratique qui dure du XVII au XIX e siècle :  »  Assurément, écrit-il, l’entreprise coloniale est cannibale. Elle brûle pour purifier la terre, elle pille et vole pour s’enrichir de manière éhontée. Elle chosifie pour cultiver le complexe d’infériorité. Elle fait du Noir le symbole de ce qui est triste, infernal et lugubre, mauvais, nauséabond. Puis elle rapatrie ce qui peut l’être comme souvenir des colonies. Elle se métamorphose en chantre d’un humanisme simplement violent et vorace  » (Créer l’art des Africains, p.31). Mais au début du XX e siècle, de nouveaux codes sont recherchés par des artistes occidentaux suite aux grandes désillusions du progrès technique et des Absolus comme la Civilisation, l’Humanisme etc. Idées mises à mal par les guerres qu’a connues l’Europe.
Des peintres comme PICASSO, MATISSE, BRAQUE, des poètes comme Max JACOB, André BRETON vont se familiariser avec l’art africain et s’en inspirer. Le courant négrophile va connaître, par la suite, son apogée. Mais cette reconnaissance va aussi emprunter dans notre contemporanéité, une forme très subtile de dépréciation des productions africaines.
Iba Ndiaye Diadji en trouvera deux têtes de file à travers Jacques KERCHACHE et Jean-Hubert MARTIN.
Les avatars de la négrophilie
Le premier cité KERCHACHE peut sembler de très bonne foi a priori. Il est à l’origine d’un manifeste pour « pour que les chef-d’oeuvres du monde entier naissent libres et égaux « . Mais en oeuvrant pour la promotion des  » arts premiers « , il s’offre la paternité du lable ce qui rend suspect son propos selon Iba NDIAYE Diadji . Car au nom de quoi devrait il déterminer ce qui est premier et ce qui ne l’est pas ?
Le critique sénégalais pousse ses réserves en faisant une focale sur la notion même de dynamique historique comme élément classificatoire. Il est inconcevable selon son optique d’ignorer le passé dans une production qui semble récente.
MARTIN est lui le maître d’œuvre de l’exposition mondiale en France de mai à août 1989 à Beaubourg Les Magiciens de la Terre mettant dans des environnements classés des avant-gardes américaines et européennes à côté de cinquante artistes non-occidentaux. Son ambition de faire une rencontre des mondes n’en cristallise pas moins une division Occident/Reste du monde selon NDIAYE.
Et c’est ainsi que s’affine chez lui le propos de ces nouveaux nécrophiles que nous pouvons résumer ainsi :  » Nous vous aimons mais nous ne nous mélangeons pas ! « . Cette séparation j’allais dire presque respectueuse est encore plus prononcée chez d’autres découvreurs d’artistes nègres comme Pierre LODS.
Nous nous passerons de l’anecdote avec son domestique Félix OSSIALI. Mais le principe directeur de son Ecole, celle de Poto Poto procède d’une vision assez insoutenable du Nègre qui rappelle à l’envi l’enfance de l’humanité.
En somme, de manière insidieuse, il y a une récurrence des cabinets de curiosités selon NDIAYE pour un art même premier, sans auteur ou à défaut, avec un auteur gamin devant l’Eternel qu’il faut bien pardonner finalement en s’extasiant car il ne sait surtout pas ce qu’il fait.
Une dignité ontologique qui passe par les arts
Si Iba NDIAYE Diadji, avec une irritation à peine contenue, passe au crible tous ces argumentaires et initiatives, c’est parce qu’il en situe l’enjeu dans une volonté constante de nier tout sens de l’élévation et de conceptualisation du Nègre. Au début de notre propos, nous vous avons fait part des termes de Iba NDIAYE Diadji sur le lien consubstantiel de toute œuvre de l’esprit avec  » l’esthétique de la plasticité « . Nous pouvons dire avec lui que sans production artistique, point d’existence historique véritable ni de présence humaine.
C’est dans cette optique qu’il faut comprendre, l’art traditionnel fondé avec des étais, son projet de création d’une contemporanéité artistique.
 » Parler de la contemporanéité des arts d’Afrique, c’est montrer que le traditionnel n’est pas l’ancien, comme du reste le moderne n’est pas obligatoirement ce qui est. C’est révéler que le postmoderne est aussi post-contemporain.  »  (p. 61 Créer l’art des Africains). Ces rapports dialectiques trouvent même un pendant dans la classification de NDIAYE des tendances contemporaines africaines.
Il dégage un tryptique :  » les artistes qui restent fidèles à une plastique classique faite du respect des règles universelles de création artistique  » (dans le lot Iba NDIAYE , Ousmane SOW, MOUANGA Kodia Bernard) puis  » les artistes qui assument leur contemporanéité tout en affirmant leur identité nègre à chaque coin de leurs œuvres  » (Younousse SEYE, Ndary LO, Zoulikha BOUABEDELLAH, Vincent Chukley SECKA, Moustapha DIME), enfin la troisième voie prise par des  » individus recouverts du manteau d’artistes africains et qui singent toutes les perversions occidentales  » (les Camerounais Pascale Marthine Tayou et Bili Bijocka etc.)
(pp 94 à116  » Créer l’art des africains « ).
Si NDIAYE est particulièrement féroce avec ces derniers c’est bien parce que pour lui ils portent les germes d’une décadence, d’une stagnation civilisationnelle.
Vers les Sciences
C’est donc cette haute estime du complexe homme Noir que NDIAYE prône en faisant une ouverture vers la scientisation de l’art avec cette perspective sur les arts numériques. Aussi dit-il :  » La science en général et le numérique en particulier dans la création artistique, ne sont donc pas que de banales conséquences des progrès de l’humanité. Ils annoncent plutôt l’avènement d’une ère qui bouscule bien des certitudes  » (Impossible art africain , p. 95-)
 » L’ère technologique peut conforter les civilisations nègres dans la pertinence de leurs choix originels : placer l’homme au centre de l’univers comme seul pouvoir, pour transformer la nature  » (Créer l’art des Africains p. 136.).
Dans ces passages qui se coupent et se recoupent chez NDIAYE est affirmée une injonction aux artistes africains de ne pas être des analphabètes de ce siècle nouveau qui l’a emporté. Mais nous pouvons bien nous demander si cette affirmation de foi ne cache pas une illusion scientiste…
Quelques remarques
Outre le caractère pléonastique du concept « d’esthétique de la plasticité » autres positions de NDIAYE méritent une plus grande attention. Ses développements essentialistes même s’il les relativise montrent toute la difficulté de qualifier une entité complexe et en décalage historique avec son propre vécu. C’est pourquoi ces positions pour généreuses qu’elles soient procèdent pour beaucoup d’un « militantisme esthétique ». Celui-là même qui point dans ce passage de  » Créer l’art des Africains  »  (p. 113) :  »  L’art est fondamentalement éthique dans la mesure où, chez tout artiste véritable (sic), le plaisir d’exprimer le piment de ses entrailles ou les mélodies de son cœur pour offrir du plaisir à d’autres intimités humaines, est au-dessus de tout  » .
L’art ne se confond point à l’hédonisme . Par ailleurs l’éthique doit être fondée en esthétique. Et l ‘argument du pan esthétisme ne résorbe pas la difficulté posée.
Pour conclure :
Nous sommes fondé de croire que l’esthétique de NDIAYE en est une de combat. Reconnaître la capacité nègre de produire de l’art c’est aussi reconnaître son humaine dignité. C’est pourquoi il est difficile pour ce chercheur d’être banalement un théoricien d’une plasticité sans occurrence politique au sens premier du terme.
C’est également sur ce point précis que le projet de Iba NDIAYE Diadji est éminemment humaniste.
 » Aucune race, aucun peuple, aucune nation n’a le monople de la sensibilité encore moins celui de la raison (p. 45) avait-il l’habitude de dire. Nous mesurons ainsi toute la portée du combat de cet homme exceptionnel qui malgré toutes ses contraintes se trouvait encore le temps de systématiser ses positions.
Aussi ne pourrions-nous pas terminer sans évoquer cette image de Andre BRETON dans son roman  » Nadja « , celle de ce peintre surpris par un coucher trop brutal de soleil qu’il voulait reproduire (Cf. Nadja p. 140). Ce tableau qui était pour lui le plus inachevé au monde lui semblait malgré tout très triste et très beau.
C’est vrai que pour Iba NDIAYE Diadji, le soleil s’est couché trop brutalement et que l’oiseau de Minerve n’a pas pu déployer toute l’amplitude de respectable vol.
Quelques références bibliographiques
BRETON, A. Nadja, Paris : Gallimard, 1963
DIOP, C. A., L’antériorité des civilisations nègres. Mythe et vérité historique ? Paris : Présence africaine, 1967
EINSTEIN, C., La plastique africaine, Paris ed. crès
FAGG, W., Merveilles de l’art nigérian, Paris : Editions du Chêne, 1963
FROBENUIS, L., Histoire de la civilisation africaine, Paris : Gallimard, 1952.
KERCHACHE, J. PAUDRAT, J.STEPHAN, L., L’art africain, Paris : Citadelles et Mazenod, 1988
MVENG, E., L’art d’Afrique noire : liturgie cosmique et langage religieux, Yaoundé : Clé, 1974
NDIAYE Iba Diadji, L’impossible art africain, Dakar : Dëkkando, 2002.
NDIAYE Iba Diadji, Créer l’art des Africains, Dakar : Presses Universitaires de Dakar, 2003.
SARTRE, J-P., Orphée noir, Préface à l’Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache de Langue Française, Paris : PUF, 1948
SENGHOR, L. Liberté I-Négritude et Humanisme, Paris : Seuil, 1964
SMIERS J., Etats des lieux de la création en Europe, Le tissu culturel déchiré, Paris : l’Harmattan, 1998 .

///Article N° : 3461

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