La Diaspora africaine d’Amérique latine à l’écran

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Du 27 février au 4 mars 2004, ArtMattan Productions (1) présentait à l’Anthology Film Archives de New York « Music and Soul in the African Diaspora », une série de 9 films en provenance d’Afrique, d’Amérique du Sud, de la Caraïbe, des États-Unis et d’Europe. Deux courts métrages sud-américains programmés en tandem ont fait sensation : il s’agit de Candombe, un docu-drama de Rafael Deugenio (1993) et de Susana Baca : Memoria Viva, un documentaire de Marc Dixon (2002). Leur succès tient certainement à la qualité de la narration et des images, mais peut-être plus encore à l’originalité des sujets traités. Car il faut bien constater que la présence africaine en Amérique du Sud – si l’on fait exception du Brésil – est un champ de recherche qui reste lacunaire et peu politique (2).

Pourtant la réflexion en cours sur les sophistications croissantes de l’identitaire pourrait s’enrichir de l’étude des effets socioculturels des catégories raciales officielles d’Amérique latine. Elles sont en effet surdéterminées par l’appartenance de classe individuelle et l’histoire d’un extrême fractionnement des « Afro-latino-américains » sur la base de nuances phénotypiques sémantiquement entérinées (pardos, morenos, etc.). Ainsi se trouve camouflé le fait que plus de la moitié de la population de Cuba à la fin du 19e siècle était d’ascendance africaine, qu’aujourd’hui 40 % des Colombiens et 75 % des Brésiliens ont une affiliation partielle à l’Afrique.
Candombe et Susana Baca documentent pour le spectateur un moment clé de l’histoire politico-culturelle en Amérique latine. Il s’agit en effet, pour certains individus et quelques communautés d’Uruguay et du Pérou, de parvenir à re-cristalliser leur identité autour de l’origine africaine, en dépit d’obstacles tant linguistiques que politiques, dans des contextes où le patriotisme – prescrit plus souvent qu’optionnel – impose à ces communautés un incessant « devoir d’invisibilité ».
En quelque 16 minutes, Candombe brosse le portrait de Fernando « Lobo » Nuñez, un artisan bien connu de Montevideo (capitale de l’Uruguay) spécialisé dans la fabrication de tam-tams (Tambores) qu’il signe « el Power » et vend dans le monde entier. Au cours d’une conversation entre amis et d’une promenade aux lieux de mémoire de la ville (le Barrio Sur en particulier), il parle avec amour de son art qui puise aux sources de la culture afro-uruguayenne ou candombe. Le candombe, ce sont les danses et la musique introduites par les esclaves africains et que dépeignent les tableaux de Pedro Figari (1861-1938) sur lesquels s’ouvre le documentaire. « Lobo » en vient à dénoncer la duplicité des autorités qui récupèrent le candombe pour en faire un carnaval à l’usage des touristes, tandis qu’elles démolissent le quartier noir de Montevideo, berceau véritable de cette culture, sans se soucier ni de reloger ses habitants, ni d’assainir les lieux. En manière de rébellion, Lobo décide d’organiser un festival « à l’ancienne » dans cette coquille vide qu’est devenu Barrio Sur — un grand candombe qui impliquerait les gens du quartier, à l’abri des circuits commerciaux (3).
Quelques informations sur l’histoire afro-uruguayenne permettent de comprendre l’importance de ce court métrage (4). Dès 1534, des Africains (des ladinos christianisés et hispanisés) accompagnaient les conquistadors espagnols dans leurs explorations du futur Uruguay. Montevideo devint, après Carthagène en Colombie et Buenos Aires en Argentine, un grand port négrier de l’Amérique du Sud, permettant des importations en quasi-ligne droite de l’Angola, et d’innombrables opérations clandestines, notamment depuis le Brésil, et ce, longtemps après l’abolition officielle de la traite en 1830 (5). En l’absence de mines et de plantations, les esclaves étaient employés aux tâches domestiques, ainsi qu’au port et sur les ranchs. Le plus fameux soulèvement, immédiatement réprimé, eut lieu en 1803, lorsque 20 hommes et leurs familles fuirent Montevideo pour s’établir sur une île de la rivière Yi. Dans les décennies suivantes, les esclaves s’enrôlèrent en grand nombre dans l’armée de libération de José Artigas (6) en rébellion contre l’Espagne, et dans la reconquête de l’Uruguay au Brésil. Le processus d’abolition, largement motivé par les besoins de recrutement de l’armée, couvre une trentaine d’années, de 1825 à 1853. L’émancipation fut suivie d’une intensification immédiate des mesures discriminatoires en matière d’emploi, de logement et aussi d’éducation puisque la ségrégation scolaire ne prit fin qu’après la seconde guerre mondiale. Encouragés par les autorités, plus d’un million d’Européens immigrèrent en Uruguay entre 1850 et 1930. Ainsi, alors que près de 20 % de la population de Montevideo était catégorisée comme noire en 1842, selon de récentes statistiques seulement 6 % des Uruguayens se définissent désormais de la sorte. Les lendemains de la 1ère guerre mondiale virent, en Uruguay comme dans le reste du monde noir, une revitalisation politico-culturelle, marquée par le développement d’associations telles que l’Association Culturelle de la Race Noire ou le Parti Noir Autochtone ainsi que de revues comme Nuestra Raza. Mais depuis 1945, ces activités ont cessé, faute de classe moyenne « noire ». « On n’a pas autorisé les Noirs à se développer socialement, économiquement ou politiquement » déclare Beatriz Ramirez, premier membre afro-uruguayen du Conseil municipal de Montevideo et co-fondatrice de Mundo Afro, une organisation politico-culturelle qui vise à réhabiliter la participation afro-uruguayenne à la vie nationale (7). Celle-ci est pourtant indéniable : par exemple, sous la dictature (1973-1984), les jours de candombe étaient les seuls où la résistance pouvait s’exprimer en toute immunité. Mais en l’absence de recherches systématiques, la culture afro-uruguayenne, mal définie, n’avait pu jusqu’à présent servir de base à un programme de revendications politico-identitaires. L’initiative de Mundo Afro, celle de Fernando « Lobo » Nuñez, personnage central du film Candombe, tendent à mobiliser les gens du peuple autour d’un héritage enfoui dans les mémoires, les savoir-faire et les manières d’être. Déjà les « domingueras », jam sessions candombe du dimanche, se sont implantées dans certains quartiers de Montevideo, ce que le réalisateur Deugenio traduit par des images évoquant conjointement la lune, le feu et le tambour.
Le second documentaire, préfacé par le témoignage de David Byrne du groupe Talking Heads, est une exploration des paysages intérieurs de la diva afro-péruvienne, Susana Baca. Elle nous ouvre grand les portes de son âme, révélant les images et les émotions contradictoires qui l’habitent, parlant comme elle chante, pleurant comme elle rit, avec une même intense sincérité. Environnée de chansons, de rythmes et de couleurs, elle nous guide de Chorillos, une petite communauté de pêcheurs où elle a grandi non loin de la capitale, Lima, au New York du 11 septembre 2001. Venue pour un enregistrement, elle a pu y mener une réflexion autour du deuil comme communion spirituelle et autour du triomphe de l’expression sur l’oppression — deux thèmes superbement illustrés par les poèmes qu’elle interprète, « Si me quitaran » (8) en particulier. Car Susana a beau porter, avec l’élégance grave qui la caractérise, de sobres robes blanches, c’est une femme en deuil ; mais une qui puise dans sa culture l’allégresse et l’humour de ceux qui, habitués à côtoyer la douleur folle, ne s’en effraient pas. Dans le documentaire de Dixon, Susana chante et danse son chemin d’une station à l’autre de l’histoire des Afro-péruviens, entrelaçant passé et présent. Elle nous montre d’abord le ressac qui a déposé les Africains, après un voyage de 8 mois, au port de Callao ; puis leurs descendants qui vivent toujours, comme de nombreux Afro-latino-américains, sur la côte pacifique. Elle touche des chaînes rouillées dans la cave d’une maison d’esclaves, rappelant que la misère contemporaine au Pérou est aussi une forme d’esclavage. Elle nous décrit les affres des travailleurs qui occupent d’anciens quartiers d’esclaves, à Cañete, au sud de Lima, lorsque le terrorisme du Sentier Lumineux et le contre-terrorisme d’État se sont abattus sur eux (9). Et puisqu’au Pérou comme en Uruguay, les traces concrètes de la présence africaine manquent encore, Susana se tourne vers ses aspects les moins tangibles et néanmoins les plus essentiels pour la genèse de la nation péruvienne (10). L’Afrique se cache dans la saveur de la cuisine (11), les instruments de musique comme le cajón (une caisse sur laquelle on s’assoit et qu’on frappe avec les mains (12)), les maracas, la quijada (un violon bantou), et dans les rythmes variés associés à des danses telles que le zamba-landó, le toro-mata, le festejo, et la zamba-cueca qui deviendra, réinterprétée par la bourgeoisie créole, la fameuse marinera. Ethnomusicologue et co-auteur de l’ouvrage L’importance culturelle des Noirs péruviens, Susana sait que l’Afrique survit dans les chants du musicien Amador Balleunbroso, dans les chants de travail des esclaves de Pisco et de la Vallée de l’Inca et du Condor, régions anciennement productrices de vin et de sucre. L’Afrique exulte encore dans le culte de la Vierge à El Guayabo, dans celui qui entoure depuis le milieu du 17e siècle le Jésus des Miracles (El Senor de los Milagros), autrefois connu sous son nom bantou de Zambi (13). Son portrait, peint par un esclave et miraculeusement préservé pendant un tremblement de terre, est promené en procession annuelle dans les rues de Lima où il recueille les revendications que le gouvernement ignore. Bien plus : pour Susana Baca, l’Afrique et la liberté renaissent dans la nueva canción qui porte la parole des gens du peuple et qui, dit-elle, « habille l’âme » de ceux qui ont été dépouillés de leur mémoire.
Pourtant, deux milliers d’esclaves africains participèrent jadis aux expéditions de Pizarro et d’Almaro comme soldats et interprètes (14). Vers 1550, il y en avait 3000 dans la vice-royauté péruvienne. Juan Valiente, un fameux conquistador noir, se distingua contre les Incas, ce qui lui valut de recevoir une encomienda, une portion de terre avec les Indiens qui y résidaient. Les esclaves ordinaires étaient employés à une large gamme d’activités : domestiques, dockers, policiers et artisans dans les villes ; main-d’œuvre dans les mines d’argent et les usines textiles ; muletiers spécialisés dans le transport des denrées commerciales ; paysans sur les haciendas et éleveurs sur les ranchs ; soldats dans l’armée et la marine de guerre. Le Pérou se distingue par l’existence de multiples communautés marronnes, comme le palenque de Huachipa, dirigé au tout début du 18e siècle par Francisco Congo dit Chavelilla. Des contingents afro-péruviens renforcèrent et la rébellion du métis indien Juan Santos Atahualpa contre l’ordre colonial espagnol en 1742, et celle de Tupac Amaru II en 1779. C’est pourquoi le descendant du dernier Inca ratifia, 6 mois avant de mourir sous la torture, une Proclamation de Liberté, le premier édit anti-esclavagiste au Pérou. Mentionnons encore la révolte des travailleurs de la canne en 1848 près de la ville de Trujillo : en dépit d’une première déclaration d’abolition en 1821 et du rôle décisif des Afro-péruviens dans la guerre d’indépendance contre l’Espagne (15), l’abolition ne sera effective qu’à partir de 1854.
La subséquente perte de mains-d’œuvre fut compensée par l’importation de travailleurs asiatiques, de Chine et d’Inde notamment. La compétition eut pour effet de reléguer les Afro-péruviens au chômage ou aux tâches ingrates accomplies par les générations antérieures. C’est après la seconde guerre mondiale qu’un mouvement politico-culturel afro-péruvien (comprenant le Movimiento Negro Francisco Congo et l’Asociación pro Derechos Humanos del Negro et plus tard l’Association culturelle de la jeunesse péruvienne noire) se développera, inspiré par la lutte pour les droits civiques aux États-Unis et pour l’indépendance en Afrique. Le poète, ethnomusicologue, compositeur et militant de la Conscience Noire, Nicomedes Santa Cruz (1925-1992) et le groupe musical Peru Negro seront les pionniers de la réhabilitation de la culture afro-péruvienne. En 1992, Susana Baca et son mari Ricardo Pereira créèrent un institut de recherche afro-péruvienne à Lima, le Centro Experimental de Musica Negrocontinuo. Mais sur fond d’instabilité politique, de présence militaire lourde et d’une répression qui a alarmé les organismes de protection des droits de l’homme, ces efforts restent précaires. D’où l’importance du travail international de Susana Baca qui, comme le souligne une de ses concitoyennes dans le documentaire de Dixon, donne au monde une image positive du Pérou.

1. En existence depuis 1993, ArtMattan productions est une compagnie de distribution de films, qui promeut le travail de cinéastes africains ou de la Diaspora. Elle produit l’African Diaspora Film Festival, qui présente des films sélectionnés pour leur valeur éducative et leur créativité. Cf. www.AfricanFilm.com
2. Parmi les travaux récemment parus sur la question, mentionnons : Bennett, Herman L. Africans in Colonial Mexico. (Indiana, 2003) & Herrera, Robinson A. Natives, Europeans, and Africans in 16th century Santiago de Guatemala. (Texas, 2003)
3. Pour plus d’informations sur F. Nuñez, cf. www.candombe.com
4. Ces informations proviennent essentiellement de K.A. Appiah & H. L. Gates, Jr Africana. The Encyclopedia of the African & African American Experience. New York : Civitas, 1999, p 1927-1930
5. Entre 1780 et 1783, par exemple, 3400 Africains furent importés à Montevideo et Buenos Aires.
6. Son fidèle aide de camp, Manuel Antonio Ledesma surnommé « Ansina », est la seule figure historique afro-uruguayenne officiellement reconnue.
7. www.sptimes.com/News/081600/news_pf/Worldandnation/In _Uuguay_black_pri.s
8. « Depuis le 11 septembre, ce poème a acquis une signification nouvelle : celle de la valeur de l’amour et de la souffrance dans les périodes sombres. Pendant de nombreuses années, je n’ai pu le chanter qu’a cappella …Chanter cette chanson, c’est comme triompher de la mort. » Livret de l’album Susana Baca Espiritu Vivo, Luaka Bop, Inc. 2002
9. Pour plus d’informations sur le Sentier Lumineux et le movement Tupac Amaru, cf. www.monde-diplomatique.fr/cahier/ameriquelatine/sentierlumineux
10. De facon parallèle, en Colombie, le Mouvement National pour les Droits de l’Homme des Communautés noires CIMARRON et le Centre d’Études de la Culture Noire « centrent leurs discours sur la reconnaissance du rôle de la population noire dans la construction de la Nation et sur la nécessité d’inclure les Noirs dans l’imaginaire national. » Marion Provensal « Le mouvement ethnopolitique afro-colombien » Sociétés africaines et diaspora, 11, septembre 1998, 124.
11. Sur tout ce passage, voir Denys Cuche, Pérou nègre (L’Harmattan, 1981) chapitre 7 « La résistance culturelle des Noirs ».
12. Pititi est un célèbre joueur de cajón auquel Baca rend hommage dans la chanson « Toro mata ».
13. Depuis le 17ème siècle, El Senor de los Milagros est le principe organisateur de la confrérie afro-péruvienne la plus importante, une mutuelle à vocation politico-religieuse. Cf. Cuche, 1981, 125-6
14. Ces informations proviennent essentiellement de K.A.Appiah & H. L. Gates Jr Africana. The Encyclopedia of the African & African American Experience. New York : Civitas, 1999, p 1510-1513
15. Le Husare del Peru, un bataillon de libres, de métis et d’esclaves, contribua de facon décisive à la cause des rebelles dirigés par le Maréchal Sucre et Simon Bolivar.
///Article N° : 3428

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