Déshabillez-moi !

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Comme dans chaque numéro, le regard acéré de Pascal Blanchard sur les stéréotypes trimbalés par la publicité.

C’est la mode des seins offerts et des corps noirs en ce moment. Cinq publicités françaises récentes ont été choisies pour illustrer notre rubrique, accompagnées d’un encart presse pour Nestlé et d’une publicité de Nike avec Marion Jones pour le magazine US Essence de mars 2004. De Chantelle à Dim, d’Ushuaïa à Eminence, le même réflexe : déshabiller le corps d’une jeune femme noire, jouer avec ses mains et disposer quelques dessous (si possible blancs) pour mettre en exergue une nouvelle collection qui  » habille les femmes du monde  » ou des  » nouveaux soins pour le corps « .
Ce qui est étonnant, c’est la répétition, le nombre, l’omniprésence sur quelques semaines de ces publicités. Si la marque Lou avait inauguré le phénomène en France (mais c’était encore un dessin du grand spécialiste de la pin-up Pierre Brenot  » noircissant  » une femme blanche) – qu’il renouvelle en 1983 avec la collection LOUtremer, illustré par une jeune mannequin mimant Joséphine Baker -, avec les lingeries Lilion dix ans plus tard (1967) et Prisunic pour ses lingeries Prisu (1970), le phénomène prend une ampleur significative. Celle-ci n’est pas sans rappeler les années 20-30 et la négrophilie qui se polarisa autour de la personne de Joséphine Baker. Comme si, pour  » libérer  » la  » femme noire  » il fallait déshabiller son corps… Au moment du débat sur le voile et de l’identité des jeunes filles maghrébines en France, des campagnes  » Ni putes, ni soumises « , le contraste est frappant.
De toute évidence, la personnalité  » graphique  » de Joséphine a totalement bouleversé les référents esthétiques et le regard sur l’esthétique noire, comme le travail autour de la Croisière jaune et noire d’Alexandre Iacovleff, à la même époque, qui introduit une nouvelle dimension picturale au corps  » exotique « , ou celui de Paul Colin dans des affiches qui encore aujourd’hui restent des références incontournables. Ces influences se retrouvent, 70 ans plus tard, dans ces publicités contemporaines où le corps noir est glorifié (mais stéréotypé aussi) comme s’il permettait une plus grande liberté créative.
En même temps, les  » jeux de mains  » attirent notre regard dans ces quatre publicités : posture martiale pour Chantelle et la main sur la hanche ; doigt coquin dans la bouche pour Éminence ; main sur le ventre chez Ushuaïa et prise de la taille de sa voisine pour Dim… Autant de mise en espace, à chaque fois, qui viennent troubler le regard. Certes les corps sont beaux, mais ils restent des  » objets de désir  » et des  » corps offerts « . L’exotisme est de rigueur, à travers cette couleur noire qui fascine les publicitaires, trouble le regard et renforce la morphologie des corps. C’est pour cela que le bichromatisme est retenu : blanc/noir. « Le blanc se montre, écrivaient les auteurs de Négripub en 1987, alors symbole de propreté, d’intelligence, de beauté, et le noir signe d’ignorance, de bêtise, et de bestialité… Le corps noir devient alors miroir de leur pensée troublée.  »
Des corps, toujours des corps… Car la femme  » noire  » semble, en France, ne jamais pouvoir sortir de sa condition charnelle. Elle demeure un objet de désir. Désir ici doublement renforcé par l’association à la lingerie… Nue, elle est doublement offerte au regard de l’homme. Derrière cette mise en scène imagée, on ne peut que souligner l’approche de la femme-objet et les phantasmes créatifs des concepteurs de ces campagnes. Un autre exemple nous semble pertinent pour mieux appréhender cette stéréotypie du regard. À l’occasion des championnats du monde d’athlétisme de Paris, en août 2003, la campagne de promotion utilisa une photographie d’une athlète issue d’une exposition sur le corps sportif. Ce que dénonça la jeune sprinteuse lorsqu’elle découvrit la campagne. Sur celle-ci, photographiée de dos, un numéro sur le dos, elle n’est plus qu’un objet de désir tout de noir vêtu, ses chaussures à la main. Certes, elle est belle. Certes, le jeu de lumière sur son corps sublime l’image… mais justement elle n’est plus qu’un corps, un objet de désir. De fait, lorsqu’on la compare aux campagnes publicitaires américaines – notamment celle-ci avec Marion Jones pour le magazine féminin Essence ciblant les Afro-américaines -, on est tout de suite surpris par le traitement graphique distinct : deux athlètes, deux corps ; l’un vêtu l’autre quasi nu ; l’un en mouvement, l’autre passif ; l’un dominateur et conquérant, l’autre soumis et de dos (avec un numéro symbolisant l’année des championnats).
On assiste, à travers ces quelques exemples, à toute l’ambiguïté de la démarche publicitaire lorsqu’elle s’attache au corps noir. C’est en permanence une séparation du corps et de l’esprit,  » la publicité plonge avec délectation, culpabilité et hypocrisie dans ce monde de la sensualité, de l’érotisme et du plaisir immédiat, offert par la beauté sauvage des corps noirs dénudés (…) La publicité aura eu beau, pendant plus d’un siècle, martyriser et morceler l’image du Noir, en le privant d’une tête pensante, la présence lancinante de ce corps noir lui rappellera l’unicité de l’homme – corps et âmes -, comme l’unicité de l’espèce humaine « , écrit Jean-Barthélemi Debost. Pour autant, on ne semble jamais sortir d’une vieille dialectique imagée qui remonte aux premiers temps de la réclame. De Paul Colin à Jean-Paul Goude, des campagnes Prisunic des années 1960 à la série lingerie que nous venons de voir, il y a en fait toujours le même réflexe : ne voir dans la femme noire qu’un corps.
Déjà, dans l’ouvrage référence sur L’image du Noir dans l’art occidental, les auteurs avaient souligné cette permanence à travers les siècles. L’histoire récente de la publicité ne fait donc que s’inscrire dans ce long continuum. Aux Blancs la domination dans tous les domaines, aux Noirs seulement l’expression sensuelle des corps… Et cela est écrit dans les tables de la loi raciste du comte de Gobineau publiées en 1853, Essai sur l’inégalité des races humaines, lorsqu’il conclut:  » Pour terminer le tableau, j’ajoute que l’immense supériorité des Blancs, dans le domaine entier de l’intelligence, s’associe à une infériorité non moins marquée dans l’intensité des sensations. Le Blanc est beaucoup moins doué que le Noir et que le Jaune sous le rapport sensuel. Il est ainsi moins sollicité et moins absorbé par l’action corporelle, bien que sa structure soit remarquablement plus vigoureuse…  » On le voit, l’image publicitaire a du mal à sortir des canons les plus anciens d’une dichotomie racialisante du monde… et cela est aussi valable pour quelques publicités pour la lingerie, même très belles à regarder.

Pascal Blanchard dirige l’agence de communication Les Bâtisseurs de mémoire
[email protected]///Article N° : 3394

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