« Ça dépend dans quelle langue le corps regarde »

Entretien d'Emmanuel Fillot avec Gatien Mabounga

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Gatien Mabounga est né à Pointe Noire en 1964. Il apprend de son père le métier de relieur et suit des études en chaudronnerie. Avec son frère, il s’ouvre à l’art et à la poésie. En 1984, il réalise ses premières oeuvres abstraites et s’installe en France en 1989. Ses oeuvres ont été présentées par la galerie Jean-Claude Riedel et par la galerie Askéo à Paris. Une peinture paradoxale, violente et sensuelle, grinçante et joyeuse, désespérée et vitalisante mais toujours une image directe.

La danse et le combat sont des thèmes que l’on retrouve souvent dans ta peinture.
Parce que la danse et le combat c’est l’origine de ma peinture, c’est torturer le corps, c’est plier le corps, c’est dire que le corps est semblable à du caoutchouc. Tu sors de ton corps et tu le regardes. C’est magique parce que le corps peut faire des choses que l’esprit lui dicte. C’est comme un champ de bataille et pour moi la tension de la danse ressemble à ça. Pourquoi les gens ne disent pas que le corps est éphémère ? J’essaie de traduire cela. Le corps n’est rien, le corps subit, le corps pleure, il est rigide, en même temps il n’est rien. L’esprit dicte mais c’est le corps qui est là. Dans le travail, c’est le corps qui souffre. Le corps n’est rien d’autre qu’un chiffon.
Dans le combat et la danse il y a deux personnes qui s’affrontent ou qui s’unissent. Il y a une relation…
Quand les corps se confrontent, ils s’accouplent encore. Ça ne forme qu’un, il n’y a qu’un corps. L’autre n’est pas visible. Dans la danse, on ne voit qu’un corps. Dans les mouvements, on voit une tension qui en cache une autre. Il n’y a qu’une ligne qui est visible, il n’y a pas deux lignes.
En peinture, la danse est souvent associée à Matisse et le combat à Picasso…
En Afrique, quand on parle de Matisse, on pense à Picasso. La danse de Matisse donne la vie. La danse que j’exprime c’est autre chose. Un jour, j’ai vu un film sur Joséphine Baker et je me suis posé la question : comment cela peut aller aussi vite ? Tu jettes quelque chose, tu le rattrapes de l’autre coté, tu le fais passer. La danse, c’est oublier, c’est une danse de torture.
Tu emploies souvent le mot torture.
En 1997, j’étais à Brazzaville, j’ai vu la danse torturée. Des gens courent en criant, couverts de sang. Ils courent parce qu’ils ont oublié qu’ils n’ont plus de pieds, ils se torturent de partout. D’autres regardent, ils sont contents. Voilà, ils vont mourir. C’est l’image de chez moi, ce que j’ai vu. Le début des choses dont tout le monde parle aujourd’hui. Je parle de la guerre, je parle des gens qui font souffrir leur propre corps en se disant que c’est l’autre qu’ils font souffrir. J’essaie d’exprimer ce que le corps peut ressentir à ce moment-là.
Si on pense à des peintures classiques de Saint Sébastien transpercé de flèches, couvert de sang, notre émotion face à la beauté de la peinture fait que nous ne détournons pas les yeux du supplice. Est-ce que tu penses que la peinture peut sublimer l’horreur, la beauté rendre supportable l’insoutenable ?
Ça dépend dans quelle langue le corps regarde. C’est sans doute plus la religion que la peinture. Ça me touche mais pas assez. Je ne montre pas que la souffrance du corps, je montre aussi sa sensualité. On peut voir une beauté dans la souffrance, mais on peut se dire : je ne regarde pas parce que ça me transgresse. Moi je vois les deux. Cette souffrance devient quelque chose qui te regarde, elle peut aussi te donner le respect de l’autre. Je peux aussi montrer le mal pour faire du bien. Quand je faisais des choses érotiques sur le sida, on voyait les langues qui presque tombaient, où l’accouplement devenait odieux, mais il y avait aussi le plaisir. Le plaisir, c’est une folie. Tu oublies ce que tu es en train de faire parce que tu pars ailleurs.
Dans ta peinture, on voit ces corps qui s’imposent dans leur présence et il y a les parties du corps, celles qui prennent une importance exagérée, des langues, des mains et celles qui sont absentes, comme dans ces corps sans tête…
C’est un jour, c’est venu comme ça en me levant le matin, je ne savais pas quoi faire et je réfléchissais, sans y être et je me suis dit : c’est important de faire des choses en égarant la tête. Tu as l’impression que tu n’es pas soutenu par une tête, que tu es vide. En même temps tu es assis, tu es quelque part, tu es là mais tu es ailleurs. Le cerveau est parti chercher des choses, accueillir des informations. C’est un corps qui vit sans tête, ou plutôt c’est un corps qui vit avec tête mais sans le montrer vraiment. J’ai commencé à peindre le réveil matinal. Le corps reste là assis, à attendre que la tête qui est partie revienne avec des informations. Plastiquement, sur le dessin, le corps vit sans tête. Parce que la tête ne sert à rien, car si la tête nous servait à quelque chose, je crois qu’il y aurait plus de vie, plus de réflexion sur le monde.
Et puis il y a tous ces animaux qui surgissent, plus ou moins menaçants : les rats, les chiens, les grenouilles.
Ce ne sont pas des grenouilles : ce sont des crapauds-crapules ! (rires) Quand je suis parti en 1997 à Pointe Noire, là où je suis né, je n’ai pas retrouvé ce que j’ai vécu ; il y avait un vide. Ce n’était pas la ville que j’avais laissée, c’était les égouts. Alors, je me suis souvenu tout d’un coup que lorsque nous étions enfants, que nous n’avions pas de jouets pour Noël, on partait dans des endroits bidons pour attraper des crapauds et on les piquait avec des seringues pleines d’eau, on les faisait éclater. J’ai retrouvé cette image-là : c’était le monde de crapaud-crapule. On cherchait des endroits pour les trouver, maintenant ils sont partout. Quand je suis arrivé à Brazzaville, je ne parlais pas parce qu’on nous trimbalait de gauche à droite pour nous faire évacuer. J’étais hébergé chez mon frère dans un studio et tous les jours à 10 heures, un rat venait me rendre visite. Il me regardait, je le regardais. C’est avec lui que je dialoguais au milieu des bombardements. Quand je suis arrivé en France, je n’avais plus d’autre chose à faire que de traduire ce moment-là. C’est pourquoi j’associe mon peuple à des crapauds-crapules. Je n’ai pas honte de le dire. Les crapauds-crapules c’est les Congolais ; c’est moi.
La netteté des images, c’est peut-être ce qui caractérise le mieux ta peinture.
Je rentre un peu dans l’univers des enfants ; il est tellement simple, comme le coloriage. Je suis un enfant quelque part. Je n’essaye pas de bien dessiner, je ne veux pas formuler les détails, je vais directement sur le geste ; c’est lui qui compte. Je ne change pas de pinceau, le pinceau avec lequel j’ai commencé, c’est celui qui va finir le travail. Je veux qu’on me voie quand j’arrive à 100 km. Ouais ! il est en train de venir.
Est ce qu’un artiste, c’est avant tout quelqu’un qui pose des questions ?
Pour moi, un artiste c’est avant tout un poète. Il ne donne pas, il fait, il écrit, il te donne une petite ouverture et c’est à toi de déchiffrer. Il t’emmène dans un univers qui n’est ni réel, ni absurde. En fait, c’est une illusion totale.
On voit très peu de femmes dans tes oeuvres.
Les femmes, c’est autre chose. Je ne suis jamais doué là-dessus (rires). Je suis toujours perdant avec les femmes. Je respecte la beauté de la femme. Elle est tellement vraie, elle te donne de la vie. Je ne peux pas peindre les femmes parce que c’est une beauté réelle, c’est une beauté intérieure et extérieure qui est rayonnante et qui maintient l’homme sur terre. Si je les peins, j’ai l’impression de les trahir. Je n’arrive pas à capter cette beauté. Je préfère les regarder dans les publicités parce qu’elles sont plus belles (rires). Dans ce siècle qui arrive, les femmes devraient prendre les commandes. On devrait les laisser faire des choses que les hommes ont toujours faites sans réussir vraiment.
On répète beaucoup que la peinture est morte au profit d’autres formes d’art comme la photographie.
On dit que la peinture est morte. C’est la seule chose que je sais faire, c’est la seule chose qui me procure du plaisir. Pour moi, elle n’est pas morte ; elle me donne la vie. Pourquoi je vais courir pour faire comme tout le monde ?

///Article N° : 3315

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