« Ma cartographie corporelle n’est pas celle d’un Européen »

Entretien d'Ayoko Mensah avec Hafiz Dhaou, danseur-chorégraphe tunisien

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Venu à la danse par le hip-hop, Hafiz Dhaou se forme par la suite auprès de Syhem Belkhodja au sein du Sybel Ballet Théâtre de Tunis. Après son bac et deux années d’études à l’Institut maghrébin de cinéma, il opte pour une carrière de danseur professionnel. Il est le premier Tunisien, avec sa compatriote Aïcha M’barek, à intégrer la prestigieuse école supérieure du CNDC (Centre national de danse contemporaine) d’Angers. Aujourd’hui, à 26 ans, Hafiz Dhaou préfigure une nouvelle génération de chorégraphes tunisiens. Il danse actuellement au sein de la formation Exerce au centre chorégraphique de Montpellier, sous la direction de Mathilde Monnier.

Comment êtes-vous passé de la danse hip-hop à la danse contemporaine ?
À 11 ans, j’étais le chef d’un groupe de garçons qui dansaient le hip-hop. Ce qui nous séduisait dans cette danse découverte à la télévision, c’était sa virilité et le phénomène de  » starisation  » qui l’entourait. Un jour, Syhem Belkhodja, qui est aujourd’hui directrice des Rencontres chorégraphiques de Carthage, nous a vus danser dans la rue. Or, dans les années 1980, il y avait très peu de garçons dans les salles de danse en Tunisie. Syhem nous a invités dans son studio de danse. C’était totalement nouveau pour nous. Elle nous a dit que si nous voulions améliorer nos figures hip-hop il fallait faire une barre à terre. C’est comme cela que s’est fait le premier contact avec une danse plus savante.
À cette époque, nous, garçons, avions un rejet total de la danse contemporaine puisqu’elle ne représentait ni notre identité ni notre virilité. Pas question pour nous de porter un collant. J’avais beaucoup de préjugés et de réticences. Tant que je dansais le hip-hop, ça pouvait passer dans le quartier et dans ma famille. Mais à partir du moment où je me suis orienté vers une autre danse, ça ne passait plus. D’ailleurs, ce changement m’a pris dix ans.
Mais j’ai fini par me lasser du hip-hop. C’était trop codé, trop frontal. Au fil des années, je me suis rendu compte que c’était un langage qui ne m’appartenait pas, un phénomène de mode. J’ai eu envie de danser différemment. Notamment suite à l’atelier qu’est venu donner à Tunis le chorégraphe Pedro Pauwells. Il a complètement changé ma façon de bouger. J’ai commencé à savourer une autre qualité de mouvement. Ceci dit, je reconnais que le hip-hop m’a beaucoup appris : à danser dans la rue, à ne pas avoir peur d’affronter de très près le public. Le hip-hop m’a apporté une virilité, une masculinité qui m’ont aidé à me définir en tant que danseur en Tunisie.
Comment votre famille a-t-elle accepté votre choix de devenir danseur contemporain ?
Le problème s’est réellement posé lorsque j’ai été pris au CNDC d’Angers. J’avais 23 ans et j’ai dû aborder avec mes parents le principal motif de leur désaccord, à savoir l’homosexualité dans la danse. Auparavant, je n’avais jamais parlé de sujets si profonds, si tabous avec eux.
Est-ce que la religion musulmane a été un obstacle supplémentaire ?
Non, la religion musulmane admet la danse. Regardez les danseurs soufis. La plus belle image de la danse dans l’islam ce sont les derviches tourneurs, ces communautés dans lesquelles le corps est mis en avant pour prier Dieu. En revanche, la religion influence énormément la société. C’est donc difficile d’aller contre. De toute façon, je ne cherche pas un rapport de force, à choquer. En outre, la laïcité existe bel et bien en Tunisie. C’est pourquoi c’est un pays ouvert aux expressions artistiques.
Avez-vous cherché à connaître, à apprendre certaines danses traditionnelles de Tunisie ?
Enfant, je les ignorais. Je les ai découvertes lors de mes voyages dans le pays avec la compagnie de Syhem Belkhodja. J’ai été séduit par toute la richesse, la beauté que l’on pouvait avoir chez nous. J’ai été touché par la générosité qu’il pouvait y avoir dans ma propre tradition, dans mon propre corps, c’est-à-dire mon corps au service de la tradition. Ce qui n’est absolument pas de l’ordre de la carte postale ou du cliché. Cela m’a donné envie de travailler le populaire. La danse populaire tunisienne, c’est une danse maghrébine, très différente de la danse orientale qui est plutôt aérienne. Au contraire, la danse folklorique tunisienne est très terrienne, très ancrée au sol, enracinée. Le marquage du temps se fait avec les talons alors qu’en danse orientale, il se fait sur les demi-pointes. Vêtus dans de grands burnous, les hommes dansent souvent bras grand ouverts, comme les ailes déployées d’un aigle. C’est le signe de leur virilité.
Qu’avez-vous retiré de vos deux années au CNDC d’Angers ?
En première année, j’ai beaucoup travaillé la technicité, sans trop me poser de questions. J’ai beaucoup appris et aujourd’hui seulement je commence à réaliser ce qui s’est passé. En deuxième année, on a commencé à travailler sur le langage chorégraphique contemporain, toujours nourri par plusieurs disciplines : le cinéma, l’anatomie, le yoga, que je ne connaissais pas, beaucoup, beaucoup de danse classique… À tel point d’ailleurs que mon corps n’étant ni préparé ni adapté à des cours aussi intensifs, je me suis gravement blessé au genou.
Cela s’est passé alors que je devais présenter un solo pour passer l’UV chorégraphique. Mais comment créer un solo avec une jambe en moins ? En fait, en me restreignant déjà, cela m’a donné un avantage sur les autres étudiants. Car sinon, par où commencer quand on entre dans un studio de danse pour créer un solo ? Pour moi, cela a abouti à  » Zinzena « , qui signifie  » la cellule  » et que Syhem Belkhodja m’a proposé de présenter dans le cadre du festival.
Comment, handicapé d’un genou, avez-vous créé votre solo ?
Je l’ai travaillé en fonction de mon handicap. J’ai fait l’expérience que la première cellule peut être le corps. On peut se sentir prisonnier de son corps. Comment faire alors pour l’épurer au maximum, aller jusqu’au point où l’on ne peut plus rien céder pour retrouver de la vie ? Comment en retrouver à l’intérieur d’une prison ? Comment puis-je crier sans que l’écho ne transperce les murs, n’atteigne le ciel ? Comment exister là-dedans ? Ça a vraiment été la base de ma recherche.
Ensuite, j’ai travaillé sur des mouvements très simples, en reprenant par exemple les gestes que l’on fait quand on se lave. En Tunisie, nos gestuelles sont très symboliques, révélatrices de tout un patrimoine culturel qui se transmet de génération en génération. Aujourd’hui, je sais que j’hérite de la mémoire du corps de mon arrière-arrière-arrière-grand-père qui m’a été transmise.
En ce sens, votre corps, par son héritage, est-il différent de celui d’un Européen ?
Bien sûr. À commencer par l’image que nous avons de notre corps. Celle d’un Européen n’est pas la même que la mienne. Ma cartographie corporelle qui régit mes mouvements est différente. Nous n’avons pas les mêmes références. Les unes ne sont pas meilleures que les autres. C’est juste une richesse supplémentaire. En même temps, les éléments physiques sont universels : nos articulations, notre tête, nos bras, nos jambes. Nous sommes tous faits de la même manière. Ce qui change, c’est la façon dont nous pensons le corps. Et notre corps reflète cette pensée.
Vous utilisez dans votre solo une musique tunisienne, du Sahara ? Est-ce important pour vous cette référence culturelle précise ?
Oui, c’est important. Quand vous allez dans une restaurant tunisien, ce n’est pas pour manger indien… Si l’on vient voir un danseur tunisien, ce n’est pas pour voir une photocopie d’un danseur français, allemand ou belge mais pour découvrir ce qui le constitue, ce qu’il charrie de spécifique.
Vous souhaiteriez que l’on parle bientôt de  » jeune danse tunisienne « . Qu’est-ce qui définirait les chorégraphes de ce mouvement ?
D’abord une interrogation sur le corps : le corps dans sa religion, dans sa tradition, son élan et sa représentation mais aussi sa civilisation ou encore son engagement politique. Aujourd’hui, ce questionnement se fait lentement en Tunisie. Mais je ne crois pas qu’il faille brûler les étapes. La danse savante existe quatre siècles en France, mais seulement depuis cinquante ans en Tunisie. Il faut aller doucement car c’est un travail très profond sur notre identité.
Aujourd’hui, vous faites partie du collectif Exerce au centre chorégraphique de Montpellier, sous la direction de Mathilde Monnier. Qu’est-ce que cela vous apporte ?
Je découvre une démarche artistique, conceptuelle totalement nouvelle pour moi. Penser avant de danser. C’est une démarche avec une stratégie politique très précise. Cela m’enrichit et me permet de rencontrer des chorégraphes comme Julian Hamilton ou Lisa Nelson que je ne pourrais pas voir en Tunisie. C’est pourquoi c’est important d’aller à l’étranger pour s’ouvrir au monde. Ainsi, lorsqu’on revient chez soi, à sa source, on peut faire un travail de fond.
Parmi toutes les pièces présentées durant le festival, quelle est celle qui vous a le plus marqué ?
Celle de la compagnie burkinabè Salia Ni Seydou, Weeleni. Le questionnement que j’évoquais tout à l’heure, ils l’ont mené et ont fait un travail remarquable sur leur identité. Il y a toute une réflexion qui leur a permis de sortir des clichés. Cela me touche beaucoup.
Vos projets ?
Je vais rejoindre la compagnie française Abou Laagra pour la prochaine création. J’aimerais ensuite travailler avec la chorégraphe tunisienne Hella Fattoumi, qui vit en France et explore le contemporain depuis déjà un certain temps. Enfin, avec Aicha M’Barek, nous aimerions développer à court terme un projet pédagogique en Tunisie.

///Article N° : 3010

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Cie Abou Lagraa dans "Allegoria Stanza" © Soltani Wassim





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