Marche. Rituel théâtral d’avant le coucher du soleil

Texte et mise en scène : Serge Barbuscia

ZOOM Avignon 2015 : Question de peau, question de politique !
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Au milieu de la cour ombragée du Musée Angladon à Avignon à 19h, tandis que le chant des cigales accompagne la course déclinante du soleil, que la chaleur peu à peu s’atténue pour laisser souffler une brise légère, un étrange rituel d’avant le coucher du soleil se prépare. Cinq saltimbanques surgis de nulle part viennent nous raconter tour à tour l’histoire du mystérieux homme qui marche. Debout, assis, ou couchés, marchant, courant, dansant ou bondissant sur des cubes inclinés, simplement recouverts de toile de jute qui rappellent les paysages géométriques peints par Cézanne (la montagne Sainte Victoire est toute proche), les cinq étranges personnages sortis du fond des âges tentent de sonder le mystère de cet inconnu qu’ils ont vu pendant des années, qu’ils connaissent sans savoir rien de lui. Les questions fusent, rebondissent, se répercutent dans le vide. D’où vient-il ? Où va-t-il ? Quel âge a-t-il ? Pourquoi marche-t-il ? Qui est donc cet inconnu venu au cœur de la ville avec pour seul bagage un sac de couchage et qui a passé plusieurs années sur la place publique sans dire un mot ? Qui est cet homme sans abri, sans argent, sans famille, sans travail, sans amour venu d’un lointain passé ? Tandis que les questions restent sans réponse et que les hypothèses se multiplient, le mystère croît car plus on parle de lui, moins on sait qui est cet homme sans nom, désigné simplement par « il ».

Cette énigme à résoudre n’est pas la seule qui nous occupe. Nous ignorons également qui sont ces trois hommes et ces deux femmes venus nous raconter l’histoire d’un inconnu dont ils ne savent rien. D’où viennent et où vont ces étranges individus qui s’interrogent, s’interpellent, chantent, dansent devant nous ? Qui est cet homme échevelé au pardessus gris et au nœud papillon, aux yeux clairs et à l’air un peu triste ? Que vient faire ici l’homme au chapeau haut de forme vert, à la redingote noire et verte élimée avec autour du cou une cravate rayée grise et rouge négligemment nouée ? Où court le jeune homme à la veste jaune, à la casquette et à la trompette et pourquoi a-t-il l’air aussi hagard, inquiet, perdu tandis qu’il fait précipitamment le tour de la scène quand s’ouvre le spectacle ? D’où sort la jolie colombine au minuscule chapeau rouge et aux collants rayés rouges et noirs ? Et qui est donc la femme au regard sombre, aux cheveux noirs frisés et à la robe de dentelle noire et de velours fuschia ? Une diseuse de bonne aventure, une chanteuse des rues ? Pourquoi cette petite troupe bariolée est-elle réunie en ce lieu hors du monde, hors du temps ? Se connaissent-ils ? Quel lien les unit ? Le mystère se propage et l’énigme à résoudre concerne ainsi tout autant celle de l’homme qui marche que celle de cette « famille de saltimbanques » qui semble tout droit sortie du tableau de Picasso peint en 1905 et emblématique de sa période rose. Éternels errants, gens du voyage, du cirque, ne sont-ils pas les frères et sœurs de cet inconnu anonyme dont ils nous racontent l’histoire, une histoire qui est aussi sans doute la leur ? Nous est donné à voir et à entendre le récit d’hommes et de femmes qui marchent et miment sur la scène l’histoire de cet homme silencieux qu’ils racontent et dont ils sont les représentants, les porte-voix.

Narrateurs-marcheurs infatigables, ils se succèdent tour à tour pour prendre la parole et s’adresser soit au public, soit à leurs acolytes, soit à eux-mêmes. Pris dans leur marche en avant, leur course effrénée, ils s’arrêtent brutalement, se suspendent, se figent pour se regarder, nous regarder et repartir de plus belle avant de s’arrêter à nouveau pour nous parler. Du haut de leurs promontoires devenus tribunes, ils se dressent devant nous pour nous adresser la parole, nous conter l’histoire d’un homme dont ils ne connaissent pas l’histoire. La parole bondit et rebondit, se faufile entre les interstices, le vide au-dessus duquel s’élancent les corps en déséquilibre ; elle saute, virevolte, circule librement, follement, frénétiquement pour se poser délicatement dans un chant. Rapide ou lente, elle se suspend parfois pour reprendre sa course en tous sens (en avant, en arrière, en ligne droite ou en cercle) comme la marche de ces cinq personnages qui avancent, reculent, montent et descendent les petits escaliers placés entre les cubes. La parole sans cesse circule : on la prend, on la donne, on l’écoute et parfois on y répond. Le public se voit en effet sollicité pour répondre aux devinettes ou tim-tims lancées par Gilbert Laumord métamorphosé soudain en conteur surgi du fond des temps pour nous interpeller, nous saluer et solliciter notre attention. Les jeux de regards échangés, de mains serrées établissent une certaine complicité avec l’auditoire placé autour de la scène reproduisant ainsi le cercle ancestral des veillées de contes. Un tonitruant « Est-ce que la cour dort ? » ne tarde d’ailleurs pas à fuser, venant rompre le rythme de la narration et réveiller les spectateurs pour relancer l’écoute. La parole se diffracte entre les différents narrateurs qui nous content l’histoire de l’homme qui marche dans laquelle s ‘enchâssent, conformément aux lois de la tradition orale africaine et caribéenne, d’autres récits, d’autres histoires – celle du mendiant qui prend le trône du roi, celle de l’orphelin triste qui ne pouvait pas pleurer ou bien encore celle d’un peuple spolié de sa terre en échange de la Bible. Des moments graves alternent avec des moments plus légers où fuse la joie dans des crises de fou rire ou bien lors d’une vente aux enchères improvisée qui rétablit le dialogue et l’écoute.

Cette narration polyphonique éclatée offre une vision kaléidoscopique du monde, chacun donnant sa version de l’histoire. Elle est en outre rythmée par d’innombrables jeux sonores car les voix tantôt se répondent et se font écho, tantôt vont seules chacune de leur côté ; elles se confrontent, s’entrechoquent, s’entremêlent, se superposent, se répètent, ensemble ou séparément, parfois avec un léger décalage quand elles se mettent à raconter chacune la même histoire aux quatre coins du plateau en canon avec des variations imperceptibles. Naît alors de ce chœur un étrange effet de solitude. Le concert harmonieux ou discordant des voix qui se déploient dans toutes leurs tonalités, textures se mêle aux chants en créole et en kabyle et à la musique enregistrée des grelots et de la flûte redoublée par les coups sourds et inquiétants de la grosse caisse et les accords joyeux de la trompette jouée par Fabrice Lebert. Le corps se fait lui-même instrument quand les mains frappent les cubes pour rythmer la parole. Les atmosphères sonores riches et subtiles créées par Dominique Lièvre savent rehausser le mystère et la magie en nous plongeant dès l’ouverture du spectacle au cœur d’une forêt avec les coups sourds répétés d’une hache accompagnés d’une tronçonneuse qui abat un arbre dont le bruit de chute nous parvient de loin. Nous ignorons où nous sommes et où nous emmène cette troupe de saltimbanques par laquelle nous nous laissons docilement conduire, comme happés, envoûtés.

Peu à peu, le soleil décline tandis que le rituel prend fin sans que nous soyons parvenus à destination, sans avoir résolu l’énigme. Le mystère reste entier et la parole lentement s’achemine, comme les corps, vers « le repli, le retrait, le sommeil sans pouvoir trouver de trou où se soulager, se dérober ni aucun volet à tirer ». C’est sur ces derniers mots du beau texte de Christian Petr que s’achève le spectacle monté par Serge Barbuscia pour donner voix à tous ces inconnus que nous côtoyons quotidiennement dans les rues sans les voir, sans savoir qui ils sont. Le metteur en scène a su adapter avec sensibilité, force et intelligence le récit écrit par un auteur avignonnais pour nous faire sentir toute l’absurdité d’un monde où le néant côtoie la magie et la poésie. Petr s’est lui-même inspiré de l’histoire d’un homme errant installé pendant cinq ans sur la place des Corps-Saints et que de nombreux Avignonnais disent avoir vu. Cet illustre inconnu a disparu un beau matin comme il était venu, pour reprendre sa course en avant, tel l’insatiable marcheur d’Alberto Giacometti, les yeux rivés vers l’horizon, le corps tendu par la force de son élan, vers l’ailleurs.

<small »>Texte et mise en scène : Serge Barbuscia
Avec : Camille Carraz, Aïni Iften, Gilbert Laumord, Fabrice Lebert et Serge Barbuscia
Coproduction : le Théâtre du Balcon (Avignon) et la Compagnie Siyaj (Guadeloupe)///Article N° : 13352

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© Thomas O'Brien © www.thomasobrien.fr
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