« Tram 83 n’est ni une peinture fidèle de l’Afrique ni un essai politique »

Entretien de Alain Brezault avec Fiston Mwanza Mujila

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Avec Tram 83, Fiston Mwanza Mujila signe son premier roman paru aux éditions Métailé. Il est par ailleurs auteur de nombreux textes poétiques, des nouvelles et des pièces de théâtre qui ont obtenu plusieurs prix littéraires, dont la médaille d’or des Jeux de la Francophonie à Beyrouth, en 2009.

Que représente cette « Ville-Pays », capitale de tous les dangers, au cœur d’une Afrique en déliquescence, jetée en pâture à tous les exploiteurs, grands ou petits, qui se rencontrent ou s’évitent au Tram 83, haut lieu de perdition, centre névralgique des excès en tous genres ? S’y côtoient chaque nuit toutes les classes sociales venues se soûler à la bière et s’encanailler avec les filles aux rythmes effrénés de la rumba, de la salsa et du jazz…
C’est un exercice périlleux que d’interpréter son propre texte tout comme de parler de sa maladie. Je suis maître de mon roman aussi longtemps qu’il traîne encore dans mon ventre. Dès la parturition, il revient au « peuple » d’en disséquer le contenu…
Selon moi, et ma lecture peut-être fausse, la Ville-Pays incarne un monde qui s’effondre (1). Je suis addict à la Bible, surtout à l’Ancien Testament. La Ville-Pays puise dans Sodome et Gomorrhe, ville-bordel de toutes les libertés mais également de la prise de conscience qu’on s’appartient et que l’on peut se livrer à toutes les hérésies n’en déplaise Mvidi-Mukulu (2).
Je voulais aussi à travers cette peinture, raconter mon pays, le Congo ou le Zaïre, appelez-le comme vous le voulez, qui se dérègle. Je m’abstiens à vous faire la topologie de la violence caractéristique de l’ex-Colonie belge.
Cela étant dit, Tram 83 n’est ni une peinture fidèle de l’Afrique ni un essai politique.

Qui est vraiment Lucien, l’ex-prof d’histoire « d’un monde sans passé », converti en écrivain pistant un improbable éditeur, tout en buvant bières sur bières avec son énigmatique « ami » retrouvé, Requiem, surnommé aussi le Négus ? Lucien remplit fébrilement les pages de son carnet de notes pour tenter de « piéger » la folle atmosphère et l’instinct de vie peuplant ce bordel ambiant. Est-il une sorte de sosie dérisoire de Fiston Mwanza Mujila englué dans cette réalité sociale en déliquescence, telle qu’elle lui apparaît dans le Congo actuel en proie à une guérilla impitoyable entre des factions rivales prenant les populations en otages ?
Tram 83 n’est pas un roman autobiographique. Je ne partage pas totalement la vision de Lucien. D’ailleurs, contrairement à lui, je ne peux résister au jazz, à la bonne rumba et à la bière. Même écrivain, je suis conscient des limites de la littérature dans ce monde qui est le nôtre. Je suis de l’avis qu’elle ne changera pas la planète. C’est mon point de vue et il n’est pas l’Évangile de Saint-Jean.
À travers le personnage de Lucien, il était intéressant de penser le métier d’écrivain, l’art ou la science dans un pays à genoux. Le recours absurde à l’art ou au savoir n’est-il pas le signe de la démission ? Lucien, écrivain en herbe et historien de formation, dans une Ville-Pays où tout le monde marche et respire au rythme de la bière et de la salsa, veut vivre comme un philosophe des Lumières… Comme je l’ai dit, ma parole n’est pas l’Évangile, mon texte publié n’est pas mien, à chacun d’interpréter le destin du bonhomme.

Dans ton roman, j’ai cru déceler de courts passages rédigés en forme de clins d’œil stylistiques à Didier de Lannoy, écrivain belge avec qui tu es souvent en connivence à propos de vos écritures respectives mais aussi du Congo où il a longtemps vécu et qui est devenu, d’une certaine façon, son pays d’adoption…
Didier est un ami, un aîné… Son roman, Le Cul de ma femme mariée est une pure folie…
J’ai la solitude lorsqu’on m’embrigade dans la « nouvelle génération », les « plumes émergentes », les « nouvelles écritures » Qu’est-ce que j’écris qui n’a pas été écrit par Y.V. Mudimbe ou Friederike Mayröcker ? Même si mon écriture naît d’une expérience personnelle, de mon ventre (au sens africain du terme), mes aînés dans l’écriture balisent l’ordonnancement de ma poésie. La lignée est un symbole. Il faut s’insérer dans une généalogie, en inventer si elle n’existe pas encore.
Mais mon inspiration va au-delà des livres. Un exemple : le fleuve Congo, de par son alcoolisme, est la colonne vertébrale de ma poésie. Il suffit de le voir se suicider dans l’océan ou de danser la salsa entre Kinshasa et Matadi pour avoir le cœur à l’écriture.

Pourquoi avoir choisi ce titre relativement énigmatique par rapport à l’Afrique, « Tram 83 » ?
Lucien écrit sur son calepin : « Ceci n’est pas un bar. Où iront-ils se défouler lorsqu’il n’y aura plus de femmes à portée de leurs fantasmes ? (…)Où iront-ils noyer leurs déboires lorsqu’il n’y aura plus où se saouler la gueule ? » Ces questionstraduisent le désarroi de Lucien. Mais qu’en pense Fiston lui-même, sans passer par l’alibi d’un personnage romanesque ?
La ligne 83 du Tram de Bruxelles a été inaugurée le 30 juin 2008 et n’est opérationnelle que la nuit. Le Congo a arraché son indépendance le 30 juin. Les personnages du roman se défoncent pendant la nuit, au Tram 83…
Lucien s’emmêle les pinceaux. Les habitants de la Ville-Pays savent que dans ces pays qui n’existent que dans les manuels de géographie, l’existence est dérisoire, l’espérance de vie un bien gros mot. Alors vivent-ils (leur vie) jusqu’à la dernière sueur d’autant plus que rien ne prouve que dans l’au-delà on écoute le jazz, on boit la Primus ou la Skol(3) et on danse la bonne rumba. Y a-t-il de mal à cela ?

Pour revenir au livre, Lucien, rongé par le doute, dans une crise de conscience littéraire, se dit : « C’est à ce moment qu’on se rend compte que le texte est sans oignons, que la soupe est de trop, que les carottes ne sont pas cuites, que les épices manquent considérablement à l’avènement d’une bonne cuisine… »
Fiston Mwanza Mujila ne se cache-t-il pas derrière cette tirade sur le doute, voire l’angoisse de l’écrivain face à son manuscrit ?

« L’angoisse de l’écrivain face à son manuscrit » m’est totalement inconnue. La vie elle-même est compliquée : les dettes, les factures à régler, la mort… Je ne fonctionne pas à trouver dans l’écriture les instruments de ma propre torture. Si, au cours d’un texte, je bloque pendant deux secondes, je vais jouer au foot.
Lucien n’est pas le porte-voix de Mwanza Mujila. C’est un « type » que vous pouvez rencontrer à Kinshasa ou à Douala. Nos enfants sont-ils nous-mêmes, nos frères siamois ou nos sœurs jumelles sous prétexte qu’ils sont nés de nous ? Lucien est une ballade, pour reprendre un mot-jazz, sur la condition humaine.

Est-ce que le fait d’aborder pour la première fois une œuvre romanesque t’engage vers de nouvelles pistes littéraires visant uniquement à faire fructifier tes talents de romancier ? Ou continueras-tu également à écrire des poèmes et des nouvelles, sachant que leur publication en recueils est plus aléatoire et plus confidentielle ?
Un premier roman est une belle expérience dont la récidive est nécessaire. Tout dépendra de ce que j’aurais à dire… J’écris des poèmes, des nouvelles et des pièces de théâtre depuis de nombreuses années. Si j’envisageais l’écriture dans une perspective commerciale, je me serais essayé au roman depuis longtemps. Certes le roman présente d’énormes avantages en matière de visibilité et de vente mais cela ne justifie pas le choix d’un genre littéraire. À partir du moment où on aborde la littérature en terme de tirage, on n’est plus dans la littérature. On est dans le business. Et la meilleure façon de se remplir les poches rapidement ne serait-elle pas d’ouvrir une boîte de nuit à Luanda ?…

(1)Le monde s’effondre : référence au roman de Chinua Achebe.
(2) Mvidi Mukulu : en luba, signifie Esprit-Aîné, Dieu.
(3) La Primus et la Skol : des bières congolaises.
///Article N° : 12409

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Un commentaire

  1. Vivre c’est vouloir exister par l’expression de sa volonté; dans la résonance de son être et la reconnaissance de son droit dans l’univers.
    « Même le poisson qui vit dans l’eau a soif » Proverbe du CMR et d’Afrique

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