Histoire de l’art contemporain du Nigeria

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L’histoire de l’art et la critique d’art demeurent faibles au Nigeria, dû principalement au manque de fonds et d’intérêt accordé à ce type de littérature. La Zaria Art Society composée de peintres, poètes et enseignants, a engendré la première forme de critique d’art au Nigeria. Cependant, il faut attendre 1982 pour que l’université du Nigeria à Nsukka crée la première formation en histoire de l’art. Cet éveil de la critique d’art est soutenu par quelques journaux d’université : Nigeria Magazine, New Culture, Eye Journal, Uso : Nigerian Journal of Art, Position. Mais la plupart de ces journaux n’ont pas survécu assez longtemps pour avoir un réel impact. De plus, la concentration des galeries d’art à Lagos, capitale économique du Nigeria, souligne l’essence économique de l’art. Par ce fait, la plupart du temps, les galeries d’art sous-estiment l’importance de la critique d’art pour l’art et se concentrent principalement sur son aspect marchant. Le musée national du Nigeria est quant à lui tourné vers le passé, tandis que le Didi Museum, s’intéresse uniquement aux expositions. Malgré cette conjoncture peu favorable, certains critiques d’art ont émergé tels que, Krydz Ikwuemesi, Dele Jegede, Ola Oloidi, Kunle Filani, Chika Okeke, Olu Oguibe, Moyo Okediji, etc. Grâce à leurs textes et aux publications de certaines institutions étrangères, il est aujourd’hui possible de suivre l’évolution des tendances artistiques et d’esquisser une définition de l’art contemporain au Nigeria.
Un texte de Ben Enwonwu de 1968, affirmait que l’art dans le sens occidental n’est pas identique à l’art dans le sens africain : « La vision artistique n’a pas jailli de l’art lui-même mais de l’importance socio-religieuse de l’art fonctionnant dans l’esprit collectif. Pour cette raison, la vision africaine de l’art était une connaissance intérieure et une participation spirituelle plutôt que le résultat d’une attitude critique ou analytique. » (1) Au moment où ce texte était écrit, le Nigeria venait d’accéder à son indépendance, et plusieurs artistes, comme Ben Enwonwu, réagissaient face à l’oppression occidentale, en faisant appel à la liberté culturelle du pays : « Les gouvernements indépendants africains doivent chercher le lieu approprié pour des manifestations artistiques, pas simplement en employant l’art ou l’enseignement dans les universités, mais en réalisant la connexion entre l’indépendance politique et la liberté culturelle. » (2) Cependant à partir des années 1980, suite à l’ère de la mondialisation, un art comparable à l’art occidental, c’est-à-dire un art critique et théorique, s’est développé au Nigeria. Riche d’un art traditionnel remontant à l’âge de fer, d’après les découvertes archéologiques, cette « Grèce Africaine » comme l’a nommé Léopold Sédar Senghor, a subi de grands bouleversements historiques au XXe siècle (colonisation/décolonisation/guerre civile) qui ont engendré l’ébauche d’un nouveau sens donné à l’art. En effet, les artistes nigérians ont élaboré diverses réponses intellectuelles et se sont positionnés différemment face à ce changement historique. Certains ont rejeté les influences non-indigènes afin de maintenir une continuité avec leurs acquis culturels traditionnels ; d’autres ont produit un travail qui reflétait les tendances, les concepts et les modèles courants de l’art contemporain occidental ; d’autres ont préconisé une synthèse pour maintenir l’essence de leur acquis culturel, tout en prenant en compte la formation artistique occidentale ; d’autres enfin, ont considéré qu’il existait un trait distinctif et inné dans l’art africain, et qu’il était possible de libérer ce trait pour créer un art africain authentique, sans les restrictions imposées par la formation artistique occidentale.
Quelle définition est-il possible de donner à cet ensemble ? À la question qu’est ce que l’art nigérian, Moyo Okediji répond que c’est avant tout une juxtaposition de différences : « La base de l’art dans ce qui est connu comme nigérian est en grande partie ethnique. Avant de se considérer comme nigérians, les gens se considèrent d’abord comme les membres d’une certaine communauté ethnique, Yoruba, Hausa, Igbo, Edo ou Kanuri. (…) L’identité ethnique demeure la seule réalité sur laquelle on peut construire une esthétique crédible pour l’art du Nigeria aujourd’hui (…) Certains diront même qu’il n’y a pas d’ensemble, mais une juxtaposition de différences. » (3) D’après Ikwuemesi, on peut utiliser le terme « art nigérian » dans un sens géographique, mais dans un sens stylistique il n’a aucun sens, car la plupart des œuvres, après la colonisation, sont réalisées à partir de normes et outils essentiellement euro-américains. Cependant, depuis 1996, le développement de l’art contemporain permet une nouvelle interprétation du terme « art nigérian ». Comme le relève Godwin Ogheneruemu Irivwieri les diverses expérimentations de matériaux et de techniques ont produit, non seulement une forme d’art unique, mais aussi des œuvres avec une idéologie et un style communs.
Deux visions au service de l’art moderne (1920-1950)
Entre 1920 et 1950, l’art moderne occidental devenait une partie intégrante du système éducatif et de la culture du Nigeria. De nombreux artistes et professeurs d’art, tels que Ben Enwonwu, Aina Onabolu, Akinola Lasekan, ou Kenneth C. Murray ont fait évoluer l’intérêt de la société vis-à-vis des arts plastiques. D’après Ola Oloidi, cet intérêt s’est réalisé à partir de deux idéologies artistiques divergentes : La première est celle d’Aina Onabolu (4) (1882-1963)arrivé à Lagos à la fin des années 1890. Il croyait en un art occidentalisant, afin de réfuter la doctrine raciale des occidentaux qui déclarait que les Africains étaient incapables d’utiliser le naturalisme. Dans les années 1920 à Lagos, de nouveaux avocats, médecins, ingénieurs et hommes d’affaires nigérians, ont émergé comme classe intellectuelle influente dans le pays et se sont intéressés à l’art. Or, après son école secondaire, Aina Onabolu a travaillé en tant que commis marin dans le département des douanes, tout en pratiquant l’art. Ce travail lui a permis de prendre contact avec cette nouvelle classe supérieure de la société, contacts qui sont devenus ses futurs clients. Il a alors adopté le naturalisme dans l’art du portrait et la représentation de la réalité sociale, offrant ainsi un témoignage visuel de l’identité et du style de vie des membres de cette élite multi-ethnique de Lagos. Ses peintures sont devenues des contre discours aux préjugés colonialistes sur le manque d’initiatives et de ressources des Africains. Sa stratégie était donc de maîtriser des techniques et des formes d’art occidentales (peinture à l’huile, naturalisme) afin de déconstruire les mythes occidentaux au sujet des personnes colonisées, employant l’art comme une arme de libération. La deuxième idéologie est celle de Kenneth C. Murray (5) (1903-1972) qui contrairement à Aina Onabolu et, malgré son origine britannique, croyait à l’africanisation ou « promulgation symbolique » de l’art. Il est arrivé au Nigeria en 1927, répondant à l’appel d’Aina Onabolu. Estimant que la continuité de la sensibilité esthétique moderne du Nigeria devait être ancrée sur une conscience historique de la culture et de la tradition précoloniale, il a rassemblé toutes les formes artistiques traditionnelles, notamment les formes d’art uli des femmes Igbo. Il a ensuite encouragé ses étudiants à utiliser les thèmes et les images indigènes ainsi que les techniques traditionnelles. Il a enseigné par exemple à ses étudiants comment construire des fours de potiers plus modernes. Aina Onabolu voyait dans cette approche une légitimation et un prolongement du concept colonial de primitivisme artistique. (6) Pourtant, la démarche de Kenneth C. Murray préfigurait le concept de « synthèse naturelle » (concept qui allait changer radicalement la conception de l’art au Nigeria). Mais même si ses étudiants (Ben Enwonvu, Uthman Ibrahim, A.P. Umana) ont privilégié d’abord sa démarche, ils ont très vite été séduits par celle d’Aina Onabolu. C’est ainsi que dans les années 1940, les premiers artistes et professeurs d’art au Nigeria pratiquaient non seulement la représentation naturaliste, mais également ce que Aina Onabolu considérait comme un art « nouveau » ou « vrai ». La légitimation du style naturaliste s’est prolongée dans les années 1950, jusqu’à ce qu’il ait fusion entre ce naturalisme académique et le modernisme influencé par Ben Enwonvu.
La radicalisation du modernisme (1950-1970)
La période suivante, illustrant l’esprit romantique de la négritude, appelait à une représentation grandiose des formes africaines, afin de contrecarrer les stéréotypes négatifs construits au sujet des Africains par les puissances occidentales. Les artistes ont décidé d’employer des formes d’art différentes, afin de montrer comment leur culture était à la fois différente et égale aux formes occidentales. À cette époque, la plupart des artistes pouvaient être associés à l’école dans laquelle ils se sont formés. La Yaba School continuait à utiliser un style réaliste, en grande partie proche du réalisme photographique (Agbo Folarian, Isiaka Osunde, Abayomi Barber etc.). Tandis que,la Ife School se caractérisait par l’accent mis sur la théorie, explorant les matériaux locaux, les symboles et les images de la tradition Yoruba (Babatunde Lawal, Abiodun Rowland, Ige Ibigbami, Agbo Folarin etc.). Toutefois, cette période a été marquée avant tout par trois grandes figures, Ben Enwonwu, Uche Okeke et Demas Nwoko qui vont conduire à la radicalisation du modernisme.
Ben Enwonwu (7), malgré sa formation occidentale, a réalisé une série de peintures de danseurs africains, principalement inspirée des danses traditionnelles d’origine Igbo. Il expérimentait ce qu’il appelait « le style africain » en combinant le style abstrait et naturaliste : « Ce style, auquel l’artiste se réfère en tant que son style africain, pour insister sur son attache formaliste et conceptuelle, est une fusion des cultures nigériennes de l’artiste et son expérience européenne. » (8).
En 1955, Ben Enwonwu a été choisi pour réaliser une sculpture qui symbolisait une nouvelle nation nigériane, pour le musée national de Lagos, The Awakening (appelé aussi Anyanwu). Cette sculpture montrait un corps fortement stylisé, mais avec la tête et les mains traitées de manière naturaliste. Une copie de ce travail a été présentée par le gouvernement nigérian aux Nations Unies en 1961 pour la promotion de la paix mondiale.
Le style académique et réaliste de Ben Enwonwu poursuivait celui de Aina Onabolu. Cette direction était plus apparente dans ses portraits. Celui de la reine Élizabeth II en 1957, qui lui a valu une plus grande reconnaissance internationale, représentait particulièrement l’inclinaison formaliste de l’art de Ben Enwonwu et son investissement dans le style et la sensibilité européenne. Dès lors, l’adhésion de Ben Enwonwu à deux modèles artistiques distincts indiquait qu’il se rendait également compte de la nécessité de domestiquer la direction esthétique européenne avec une autre direction stylistique. Il s’est donc appuyé sur les dessins de la tradition Igbo, ainsi que sur les autres cultures indigènes. L’étude de Nkiru Nzegwu, précédemment citée, signalait notamment le rapport particulier de Ben Enwonwu avec le concept nka (le concept Igbo de la créativité), dans un contexte où l’art fonctionnait comme « spirit-catcher » et code mnémonique pour la connaissance, la préservation et la transmission des histoires. Cette étude facilitait donc la compréhension de l’art de Ben Enwonwu comme un phénomène socio-religieux. Car d’après le processus créateur nka, auquel l’artiste se référait, la connaissance intérieure exigée pour atteindre un point de réunion de l’inspiration et des idées, transformait la sculpture en activité rituelle. La création nécessitait donc le transfert de compétence entre générations.
Au même moment, le Nigerian College of Arts, Science and Technology (NCAST) à Zaria accueillait un département d’art qui offrait également une idéologie différente par le biais de la Zaria Art Societycréée par Uche Okeke. Le département offrait officiellement des cours de peintures, de sculptures, de graphisme et d’histoire de l’art occidental. Mais plusieurs étudiants venus de diverses zones urbaines de toute la partie sud du pays ont apporté avec eux leurs expériences artistiques, qu’ils ont fusionnées avec leur nouvel environnement intellectuel. En 1958, Bruce Onobrakpeya, Simon Obiekezie Okeke, Yusuf Grillo, William Olasekiban, Demas Nwoko et Uche Okeke formaient le premier groupe. En 1959, Oselaka Osadebe, Emmanuel Okechukwu Odita, Ogbonnaya Nwagbara, Felix Nwoko Ekeada les ontrejoints. Leur but était de promouvoir une synthèse entre l’art moderne et traditionnel. Remplis de l’énergie des discussions politiques au sujet de l’indépendance imminente du pays, ils ont engagé la discussion sur l’importance de souligner la culture africaine et ont agi en tant que groupe de pression dans le département. Cependant cette idée n’a pas été bien reçue par les professeurs européens et les artistes se sont retrouvés à créer des peintures en secret, plus en accord avec leurs croyances idéologiques. Ils ont alors organisé le Mbari Artists et le Writers Club à Ibadan et à Enugu en 1961 et 1963, et la Society of Nigerian Artists en 1964. Ces organisations favorisaient de nombreux ateliers et programmes culturels tout en organisant des expositions.
En outre, en 1959-1960, l’archéologue anglais Thurstan Shaw menait des fouilles archéologiques sur le site Igbo-Ukwu, une ville dans l’état d’Anambra, où un villageois local avait trébuché sur des pièces en bronze en creusant près de sa maison. L’archéologue a découvert ensuite deux autres sites archéologiques : Igbo Richard et Igbo Jonas datant du Xe siècle, contenant des bijoux, des céramiques, des squelettes ornés et beaucoup de bronze, de cuivre, et d’objets assortis de fer. Les trois sites incluaient un tombeau, une chambre funéraire, avec les ossements d’un haut dignitaire enterré avec ses attributs et ses bijoux et, un puits d’élimination dans lequel se trouvaient des objets et des os d’animaux, déposés intentionnellement. Les trois sites ont été associés au groupe Igbo Nri. Le royaume Nri (948-1911) était le royaume le plus ancien du Nigeria, existant avant tout comme sphère d’influence religieuse et politique. Il était administré par un prêtre-roi appelé l’eze-Nri qui possédait l’autorité divine. Les bronzes découverts ici, présentaient une grande qualité technique, notamment par la profusion du décor en relief. Cette découverte s’ajoutait à celle des terres cuites Nok, en 1943, qui se caractérisaient par une série de figures humaines et quelques représentations animales, aux traits stylisés mais extrêmement aboutis ; ainsi que celle des têtes en terre cuite ou en bronze d’Ife découvertes en 1910, dont la perfection et le réalisme ont été comparés aux chefs-d’œuvre de la Grèce antique. Ces sculptures ont influencé de nombreux artistes au Nigeria, tels que Demas Nwoko, Jenkiset plus tard El Anatsui. Ces découvertes ont été l’occasion pour les artistes et les critiques d’art de prendre conscience de l’importance historique de la culture traditionnelle du Nigeria. Dans ces conditions, un centre de formation en poterie a été établi à Abuja en 1951 par le gouvernement nigérian, par l’entremise des potiers britanniques Michael Cardew et Michael O’Brien. Le centre de poterie encourageait les potiers locaux à mélanger les formes et les techniques traditionnelles de poterie avec les techniques étrangères. L’artiste Ladi Kwali,par exemple, a été initiée dès son enfance à la poterie dans le village de Kwali au nord du Nigeria, où la poterie est une activité courante chez les femmes. En 1954, elle a rejoint le centre de poterie à Abuja, où elle a tiré profit des fours et de la roue pour moderniser ses conceptions traditionnelles. Fin des années 1950 et début des années 1960, son travail a été montré avec beaucoup de succès à Londres aux galeries Berkeley. Cette synthèse des formes et des techniques locales avec celles de l’extérieur a marqué un moment précurseur aux événements qui ont eu lieu juste après avec la « synthèse naturelle » proclamée par Uche Okeke.
Bruce Onobrakpeya a été l’un des premiers à suivre la thèse philosophique de la « synthèse naturelle » articulée par la Zaria Art Society : « A la base des œuvres de B. Onobrakpeya se trouvent des reconstitutions des idiomes culturels qui fondent le passé, le présent, et l’avenir. Ces thèmes intemporels reflètent des analyses sur les dimensions multiples du mode de vie nigérian. Ils représentent les dilemmes sur les diverses manières d’être et résonnent avec la compréhension intense de l’artiste de la dynamique culturelle et de la complexité humaine. » (9) Dele Jegede parle de « synthesized Mannerism » pour évoquer l’éclectisme dans l’iconographie artistique de Bruce Onobrakpeya, organisé par un structuralisme qui lui venait de sa formation universitaire. Très vite, Bruce Onobrakpeya s’est rendu compte que même si l’impact des professeurs européens a libéré ses énergies créatrices, leur omniprésence, en terme de programme de formation, minait les expressions personnelles des artistes nigérians contemporains. Il a alors favorisé une approche sur les questions visuelles de son héritage Urhobo et d’autres traditions nigérianes. Comme beaucoup de personnes Urhobo, il a été élevé en tant que chrétien, mais a également été initié aux mythes et des légendes traditionnelles orales. Loin de considérer ses croyances contradictoires, cet héritage mélangé lui a donné l’occasion d’étudier et d’employer des motifs de deux traditions distinctes, dans une coexistence paisible. C’est dans cette même inclinaison qu’il a assimilé les influences artistiques occidentales à son propre héritage.
En 1960, l’exposition sur l’indépendance du Nigeria au pavillon de Lagos est devenue un événement majeur au niveau idéologique, formel et esthétique pour l’histoire de l’art au Nigeria. Des artistes et amateurs nigérians ont été choqués en découvrant les œuvres des artistes de la Zaria Art Society qui transgressaient les principales normes de l’art contemporain nigérian. En effet, l’atmosphère générale qui régnait en art était dominée par la figuration réaliste et des thèmes de genre. Or, les artistes de la Zaria Art Society présentaient des œuvres expérimentales, anti-conventionnelles, possédant une teneur politique et culturelle. Cette distance avec les conventions européennes se retrouve dans l’école de Osogbo, riche en traditions Yoruba (mascarade, danse, musique). À l’origine, il y avait deux groupes d’artistes, l’un travaillant à la reconstruction des lieux sacrés et aux sculptures en pierre ou en bois et l’autre, travaillant dans une série de médiums différents (mosaïque, gravures à l’eau-forte, peintures, sculpture en bronze, etc.) à partir, à la fois, de modèles modernes et de sources indigènes chrétiennes et islamiques. Susanne Wenger, Ulli Beier et Georgina Beiersont devenus les catalyseurs de cette transformation, de ce retour aux sources. Susanne Wenger s’est consacrée à la reconstruction et la revalorisation des lieux sacrés dans les alentours de la ville pendant 30 ans, après s’être formé à Paris. Interprétant l’art comme l’expression d’une philosophie religieuse, Susanne Wenger considérait qu’une religion était vivante en proportion directe avec l’inspiration et l’interprétation qu’elle produisait. Or les lieux sacrés étaient délabrés en raison des incursions faites par les Musulmans, les Chrétiens, et les autres influences étrangères. Dans beaucoup de cas, aucune relique de la structure originelle demeurait, mais les croyants venaient toujours pour prier, ce qui prouvait l’importance de ces lieux. Elle a alors obtenu des donations privées ; le département d’Antiquité a déclaré les lieux sacrés comme patrimoine culturel national ; l’université d’Ibadan a apporté sa contribution en ouvrant un musée d’art sacré. Beaucoup d’artistes se sont associés à Susanne Wenger. Le plus important Asiru Olatunde (1918-1993) est devenu un artiste reconnu lorsqu’il a remporté la compétition initiée par les Beier, pour décorer les balustrades des maisons San Salvador. Ses scènes fournissaient un panorama extraordinaire de la vie Yoruba, avec les animaux, les mascarades, les musiciens, les danseurs, les figures de buveurs conviviaux, les voitures, etc. Une synthèse typique Yoruba, dans laquelle les aspects sérieux et comiques de la vie contemporaine étaient mélangés aux traditions. Comme un conteur, il créait des paraboles, employait la puissance archaïque du mythe, des descriptions de l’histoire de la bible, avec des arrangements locaux combinés et des symboles de cultures disparates. À la même époque, Ulli Beier a ouvert avec les écrivains Wole Soyinka, J. P. Clark et D. O. Fagunwa à Ibadan le Mbari Club, où étaient organisées des expositions, des spectacles (pantomime, danse, musique) et des ateliers à Ibadan et Oshogbo. Le club est devenu un centre animé, clairement enraciné dans la communauté, permettant l’émergence de plusieurs artistes (Duro Lapido, Adebisi Fabunmi, Muraina Oyelami, Jimoh Buraimoh, Twins Seven seven, Tijani Mayakiri, Rufus Ogundele, Asiru Olatunde, etc.).
Cependant deux événements historiques importants, l’indépendance en 1960 et la guerre Biafran ont perturbé l’évolution croissante de l’art. Lors de l’indépendance, la scène artistique était marquée par l’utilisation de l’art comme instrument de libération. Cette étape peut être désignée sous le nom « ethnic-oriented » parce qu’elle impliquait l’invocation des images ethniques par plusieurs artistes nigérians, en tant qu’élément d’une lutte de pouvoir dans une société pluraliste. Cependant les rivalités ethniques infestaient le Nigeria, et ont abouti en 1965 à une importante crise politique et à la guerre Biafran. Cette guerre a causé un déclin apparent dans l’activité artistique entre 1967-1975, car les artistes ont été stratégiquement déployés pour l’effort de guerre. Cela explique que »Même si la Zaria Art Society, avec ses nouveaux codes culturels indigènes, entachait lourdement l’autorité stylistique totalisante de l’art occidental, et bien qu’elle fît beaucoup de tort à l’influence omniprésente de l’art européen au Nigeria, l’impact révolutionnaire que l’on doit à ses membres (par exemple Uche Okeke, Bruce Onobrakpeya, Yusuf Grillo et Demas Nwoko) ne se fit réellement sentir qu’au début des années 1970. » (10)Dans cette période, des expositions itinérantes ont voyagé dans différentes régions du monde interpellant l’attention internationale sur la situation difficile et tragique des personnes durant la guerre Biafran. Des photographies puissantes des enfants traumatisés et affamés ont été montrées en même temps que les travaux d’Uche Okeke et de Bruce Onobrakpeya.
Ces derniers développaient alors une vision esthétique ethnocentrique, explorant les graphismes connus sous le nom « uli », appliqués traditionnellement sur les corps et les murs par les femmes Igbo. Les femmes Igbo ne travaillaient pas pour la richesse ou la renommée, mais pour asseoir leur position en tant qu’artiste doué de nka. Leur talent était apprécié comme cadeau de la terre Ana/ala et était mis au service de la communauté, lors des cérémonies de titre, des consentements au mariage, du nom de l’enfant et les enterrements. Pendant la période du colonialisme britannique, les femmes Igbo ont perdu beaucoup de leurs positions d’autorité. Tandis que les pratiques en matière d’art traditionnel demeuraient inchangées (fabrication des masques, sculpture sur bois, poterie, art du textile), l’art corporel uli devenait obsolète et dépassé. Cependant, les efforts conscients de certains artistes contemporains font renaître l’art uli en le transformant. Ces artistes ne cherchent pas à copier les images matriarcales de l’art uli, ils les adaptent à leurs propres besoins expressifs, le transformant en « ulism », un concept moderne de créativité. Cette réappropriation est interprétée par C. Krydz Ikwuemesi : « Pour les trois artistes et quelques autres à Nsukka à ce moment-là, l’uli a présenté une voie d’accès possible vers leur histoire et leur héritage pour en finir avec les exigences et les défis du tourbillon et l’hégémonie de la modernisation dirigée par l’ouest. » (11).
Obiora Udechukwu porte à son apogée l’art féminin Igbo, popularisé par Uche Okeke et Bruce Onobrakpeya. Il est en particulier influencé par le poète Igbo Christopher Okigbo (tué en 1967 dans la guerre Biafran). La poésie de ce dernier est complexe et dense, contenant des références à la culture traditionnelle et également à la littérature européenne et occidentale. Toutefois, Obiora Udechukwu utilise moins de référence aux traditions européennes, plus concerné par les problèmes sociaux et politiques du Nigeria, des inquiétudes souvent exprimées d’une façon satirique et amère. Certains dessins d’Obiora Udechukwu reflètent des allusions et des ironies des poèmes de Christopher Okigbo, mais également les longs contes poétiques ou les mythes des troubadours Igbo. Avant la guerre Biafran, en grande partie menée dans le pays Igbo, Obiora Udechukwu crée des images de scènes rurales et urbaines locales, des événements culturels traditionnels et des rituels, des portraits, etc. Mais après la guerre son intérêt se porte sur les difficultés de la vie quotidienne, le comportement destructif des leaders militaires du Nigeria, du manque d’agréments de base tels que l’eau propre, et de l’ampleur de la pauvreté. En 1981, il monte une exposition de dessins, d’aquarelles et de peintures intitulée No water, qui voyage dans trois villes nigérianes, où il présente ses observations sur la pénurie d’eau occasionnée par la détérioration des équipements publics. Il représente les files d’attente sans fin dans les villes et les villages pour accéder à l’eau.
L’œuvre What the Serpent Did Not Say représente un officier militaire entouré d’un serpent. Sa bouche est absente, comme si le chef n’a aucun commentaire sur les conditions désastreuses au Nigeria. Le résultat est un commentaire social puissant sur la vie quotidienne au Nigeria, agrémenté presque ironiquement de motifs positifs Igbo.
L’intérêt de Obiora Udechukwu se focalise sur la ligne, la conception des espaces négatifs et positifs et la spontanéité de l’art Uli. Il écrit : « La ligne, qui est un point prolongé ou un point mobile, possédait un grand nombre de possibilités, en particulier son tracé rapide. Mon dessin explore les possibilités évocatrices et lyriques de la ligne dérivant de l’Uli. L’artiste Uli travaille spontanément sur le corps humain ou le mur. Il n’est en aucun cas question d’effacement ou de nettoyage. Il y a quelque chose de l’ordre de la spontanéité de l’exécution, d’une vitalité stupéfiante et d’une fraîcheur qui défie la description ou la répétition (…) L’exploitation ingénieuse de grands espaces négatifs dans une image, est telle que, par exemple, avec le déploiement stratégique de quelques motifs, le tableau prend forme et les grands espaces fournissent des zones du repos pour l’œil, tout en soulignant ou délimitant en même temps les motifs. » (12). Depuis 1977, Obiora Udechukwu utilise de plus en plus les motifs nsibidi, associés aux sociétés secrètes des hommes Ekpe. À la différence de l’uli, les motifs nsibidi (apparaissant sur le textile, les murs et les objets rituels) portent généralement des significations secrètes. Obiora Udechukwu est également influencé par l’art de d’autres régions, comme la calligraphie chinoise Li. En effet, comme les motifs uli la calligraphie Li est caractérisée par l’importance des espaces positifs et négatifs, par la linéarité, par la bi-dimensionalité, et par des qualités spirituelles fortes. Il s’inspire également des travaux d’Ibrahim El Salahi au Soudan dont l’art est dérivé de la calligraphie arabe. De par ses références, les lignes sont souvent minimales et suggestives. Il n’hésite pas à changer les proportions naturelles et à s’éloigner de l’art mimétique. Une variation progressive de sa critique sociale se manifeste depuis la fin des années 1980. Il est de moins en moins satirique, et plus philosophique et contemplatif. Il utilise le thème neutre du paysage pour donner une orientation plus psychologique, qui dépasse la seule désillusion envers le gouvernement militaire de plus en plus impopulaire. Les couleurs riches remplacent les scènes autrefois sombres et ses acryliques deviennent en grande partie abstraites.
Depuis la fin de la guerre en 1970, l’ulism se développe essentiellement à Nsukka, même si certains artistes non Igbo, comme Tayo Adenaike, tirent bénéfice de l’ulism. Les œuvres de Tayo Adenaike trahissent l’influence de ses trois maîtres, bien que le style de Obiora Udechukwu semble l’avoir plus fasciné. Son domaine préféré est l’aquarelle, à laquelle il incorpore de nombreuses conceptions uli, mais également des motifs nsibidi et des emprunts à la tradition Yoruba. Dans ses premières œuvres, il s’est engagé dans l’art résistant, comme la plupart des artistes de Nsukka. Mais par la suite, il ne conçoit plus ses travaux uniquement d’un point de vue social et politique.
Dans son œuvre Rejuvenation, il mélange les signes nsibidi et les motifs uli. Au fond, sur une forme sphérique, on trouve le signe nsibidi pour « l’adultère » qui est répété au-dessus de plusieurs signes, associant un mot pseudo-arabe aux signes des sociétés Ngongo et Ekpe, un signe, représentant sans doute des feuilles de manioc, une spirale signifiant souvent l’âme ou la lune, etc. Le sujet de l’œuvre est qu’un homme attrapé avec l’épouse d’un autre homme pouvait être attaché et flagellé par les bourreaux Ekpe et par ordre du conseil de la société léopard. Adenaike est nostalgique de l’époque où l’ordre public était respecté en raison de l’autorité puissante des aînés, dans la société Ekpe.
L’utilisation d’écriture nsibidi par des artistes non-initiés à cette écriture, implique une division fondamentale entre son utilisation courante et l’organisation moderne de ses unités abstraites (mots, concepts et syntaxe). Les artistes empruntent ces signes, non pour composer des récits littéraires, mais pour parler de leur société et de leur identité, ainsi que pour leurs valeurs esthétiques intrinsèques et leurs valeurs morales potentielles. Ses travaux se fondent principalement sur l’orchestration des couleurs et leur puissance évocatrice. Les conceptions de Tayo Adenaike sont devenues plus complexes, et tendent à être basées sur des thèmes personnels, notamment les thèmes de son enfance Yoruba.
Currentism ou Transavantgarde (1980 à nos jours)
L’effet le plus significatif des années 1980 est la transformation radicale de la scène artistique nigériane, créant un nouveau répertoire d’icônes culturelles. Dans le Nigeria culturellement vibrant et politiquement explosif, avec les mouvements pro démocratiques, les dictatures militaires, les pénuries alimentaires, la dépression économique, le taux de criminalité élevé, la corruption, le fondamentalisme chrétien et musulman, une série de points de vue artistiques s’épanouissent, célébrant la résilience humaine et culturelle. L’effervescence artistique et intellectuelle de l’université Nsukka inspire d’autres institutions qui s’engagent à privilégier les expérimentations artistiques. En fait, vers le milieu des années 1990, une multitude d’artistes, de groupes d’artistes et de lieux institutionnels, l’université du Nigeria à Nsukka en avant-poste, transforment le Nigeria en une nation dotée d’un honorable potentiel en termes d’art contemporain. « Ainsi, en 1977, le département des Beaux-arts et Arts appliqués de l’université du Nigeria à Nsukka pouvait-il se targuer de constituer un exemple de premier plan en matière d’expérimentation artistique véhémente, de solide engagement idéologique, et de prise de position théorique. » (13) Dans les années 1990, les modèles régionaux dominants sont consolidés dans les écoles d’art principales à Nsukka, Auchi, Lagos, Zaria, Ife, Enugu. Le groupe Ona, créé en 1990, embrasse l’esthétique « onànism », fondé sur les représentations mytho-poétiques dans l’art traditionnel Yoruba (Kunle Filani, Moyo Okediji, Tola Wewe, Bolaji Campbell, Tunde Nasiru, El Anatsui, etc.)Tandis que le groupe Aka, fondé en 1986, devient un véritable catalyseur particulièrement pendant les années 1980 et le début des années 1990 pour l’art contemporain au Nigeria. Krydz Ikwuelesi écrit : « Bien que Aka n’était ancré sur aucune philosophie de centralisation, c’était une coopérative d’art fortement organisée dont l’objectif et le succès principal peuvent être mesurés par sa capacité à faire connaître ses membres et leur travail dans les cercles artistiques nigérians. » (14). Le groupe devient très important pour plusieurs peintres, sculpteurs, céramistes et concepteurs textile (Tayo Adenaike, Obiora Udechukwu, El Anatsui, Nsikak Essien, Chris Echeta, etc.). Krydz Ikwuemesiexplique que le mot Aka n’est pas choisi au hasard. Il signifie étymologiquement main chez les Igbo. Dans la cosmologie Igbo, la main avec ses doigts de différentes tailles, reflète l’inégalité et l’individualité des personnes et des choses. À l’instar de la main qui fonctionne mieux lorsque tous les doigts sont intacts et de concert, les personnes sont plus fortes quand elles sont confrontées à des défis communs.
Au même moment, une autre révolution artistique s’amorce : Nsukka ouvre la voie à une nouvelle ère, celle du Currentism (15) appelé aussi Transavantgarde (16). Ce mouvement se développe sous l’égide de El Anatsui dans les années 1980. Selon Olu Oguibe « Anatsui est à l’origine de techniques sculpturales parmi les plus inédites et passionnantes de ce siècle » (17). « Le formalisme currentiste d’Anatsui put accéder au-devant de la scène, aux yeux d’une vaste majorité d’artistes nigérians, grâce aux œuvres d’artistes généralement jeunes qui furent exposées sous sa curatelle avec le soutien d’organismes culturels étrangers, comme le centre culturel français ou le Goethe Institut. » (18) El Anatsui estime que la formation qu’il a reçue, basée en grande partie sur la pratique de l’art occidental, est insatisfaisante, sinon entièrement aliénante. Dans sa recherche d’une perspective artistique davantage en accord avec ses propres conceptions artistiques, il visite régulièrement le centre culturel national de Kumasi. Là, il observe les tisserands, les potiers, les imprimeurs de tissu adinkra, les musiciens, etc. En 1975, il part à Nsukka où il rencontre Uche Okeke et développe un intérêt pour les motifs uli et les éléments nsibidi, qui lui fournissent des références alternatives. El Anatsui emploie ces signes et systèmes visuels, pour répondre aux étrangers qui considèrent que les Africains sont dépossédés de systèmes d’écriture développés, tout en suggérant que les lacunes historiques peuvent être comblées par un acte d’imagination créatrice. Les nombreuses traditions sculpturales du Nigeria, les bronzes igbo-ukwu, les terres cuites ile-ife et nok, l’inspirent également pour ses sculptures en bois et en argile. Entre 1976 et 1982 El Anatsui utilise principalement l’argile, tout en faisant des références aux formes de poterie ewe et à la texture et aux nuances de couleur des terres cuites nok. Une résidence en 1980 dans une résidence d’artistes à Cummington montre à El Anatsui le potentiel de création de la tronçonneuse, des entailles, des brûlures et des assemblages. Les panneaux de bois et les sculptures en bois recyclés, deviennent une caractéristique du travail d’El Anatsui de 1982 à la fin des années 1990. À partir des années 1990, El Anatsui se consacre uniquement à ses sculptures en fer recyclé. Il assemble entre eux à l’aide de fil de cuivre, le fer des bouchons de bouteilles d’alcool, formant ainsi de grands wall ou cloth. Ces œuvres font référence à l’importance du spirituel dans les cultures africaines. Les boissons alcoolisées dans plusieurs cultures africaines sont associées au spirituel, à la guérison (au Ghana le chef verse une libation de schnaps pour les dieux et les ancêtres dans une cérémonie traditionnelle akan). L’hospitalité et la confiance entre les visiteurs et leurs hôtes s’expriment aussi à travers l’alcool. Ce n’est qu’après ses premières œuvres, qu’il réalise leur rapprochement avec le textile et prend conscience de la capacité significative du vêtement en Afrique et de l’importance de son héritage familial (son père était tisserand).
L’œuvre Adinkra Sasa se compose de centaines d’étiquettes noires tissées. Elle fait référence au tissu tient adinkra, orné de dessins du peuple Akan du Ghana. Lorsque le tissu est destiné au deuil, il est de couleur sombre (brun foncé, brique rouge ou noir). El Anatsui en choisissant donc le noir, semble annoncer le deuil de quelque chose. Or, la Sasa, terme ewe, peut être définie comme « patchwork » et les noms des marques d’alcool, encore visibles sur les étiquettes, reflètent une période sombre dans l’histoire africaine, la traite des esclaves. Par le biais de cette œuvre, El Anatsui semble déplorer la balkanisation de l’Afrique par les puissances coloniales européennes.
Ola Oloidi écrit à propos du mouvement occasionné par le travail de El Anatsui : « Il jouissait déjà d’une notoriété tant pour ses brillantes installations que pour le talent dont il faisait preuve dans sa manipulation du bois ; aussi ses étudiants s’approprièrent-ils tout naturellement la radicalité de ses enseignements, qu’ils appliquèrent en deux ou trois dimensions. Vers les années 1995, l’influence de cette sculpture révolutionnaire initiée par Anatsui avait également déjà fortement touché certains artistes associés à d’autres écoles d’art, influence qui s’est poursuivie sans fléchir jusqu’à aujourd’hui. » (19) Dans l’esprit « currentism » les artistes doivent être guidés par leurs propres inspirations, leurs propres traditions séculaires et ne sont pas contraints d’opter pour un style ou un médium en particulier. Beaucoup d’étudiants vont alors suivre les préceptes de leur mentor. En outre, comme le montre l’étude de Krydz Ikwuemesi et Ayo Adewunmi (20), le rôle de ce qu’ils nomment « coopérative d’art » (association d’artistes) est important au Nigeria depuis qu’Ulli Beier et Suzanne Wegner ont créé la Oshogbo School en 1950. À partir de là, les groupes d’artistes se sont multipliés (Aka Circle of Artists, Visual Orchestra, Pan African Circle of Artists, Art-in-African Project, Eye Society, Sculptors’ Guild of Nigeria, Angala Artist, etc.). Les deux historiens de l’art s’interrogent sur le bien fondé de ces coopératives d’art et sur l’impact qu’elles produisent sur l’individualité des artistes. En fait, les coopératives d’art sont nécessaires pour des besoins professionnels et/ou idéologiques. En effet, peu d’artistes actuels ont des expositions personnelles. « La coopérative d’art réduit le risque de l’artiste individuel et ainsi devient l’un des moyens le plus sûr d’atteindre le public, particulièrement quand les salles des expositions fortement contrôlées deviennent trop chères au Nigeria. » (21) Cependant, l’objectif principal des coopératives d’art aujourd’hui est d’appuyer l’individualisme, de favoriser le talent individuel. Il est donc intéressant d’évoquer, de manière non exhaustive, quelques étudiants de El Anatsui, afin d’entrevoir ce que la mouvance du Currentism réserve pour les années à venir. Ndidi Dike arrive au Nigeria en 1976 et entre à l’université de Nsukka en 1979 où elle étudie la peinture et la musique. En 1984, elle se tourne vers la sculpture, influencée par les travaux d’El Anatsui. Comme son mentor, son projet réaffirme que les traditions ne sont jamais perdues et peuvent être remplacées ou réinventé. Ses voyages et incursions dans différentes régions du monde l’inscrivent dans le mouvement de la Transavantgarde. Pour elle le Transavangardisme reflète un point sensible où « le vrai je » relève le défi « de la réalité des autres » et peut contenir et se mélanger avec cette réalité étrangère sans perdre son essence. Elle utilise l’ulism, comme carte de route possible, mais intègre également des motifs nsibidi, des éléments adire, des motifs kente islamique et des motifs adinkra du Ghana. Son sens de l’abstraction, sa compréhension et son exploitation des espaces positifs et négatifs représentent une vulgarisation canonique qu’elle partage avec les autres artistes uli. Ses thématiques sont tirées de quelques expériences personnelles et collectives, de son environnement géopolitique. Ses travaux portent de plus en plus sur la signification et de moins en moins sur les qualités formelles des modèles et des motifs. Dilomprizulike (1960), également surnommé Junkman (chiffonnier), élève la récupération au rang d’art et d’étude sociologique, comme El Anatsui. Bouts de ferraille, lambeaux de vieux vêtements et chaussures constituent la matière première de ses sculptures. Il crée même sa galerie, le Musée-Dépotoir des objets encombrants, dans la banlieue de Lekki. Son art est teinté de politique, le plus souvent abordée sous l’angle de la satire. Le thème récurrent de la voiture-poubelle est une sorte de réminiscence de la philosophie prônée par le chanteur Fela Anikulapo Kuti et une critique sociale. Dans les années 1970, alors que l’élite du pays baigne dans l’euphorie de la soudaine abondance apportée par le pétrole et exhibe sa richesse à coups de voitures de luxe, le chanteur se contente d’une vieille Mercedes qui lui sert à trimballer du bois à brûler d’un bout à l’autre de Lagos. Nous retrouvons ce même thème dans le roman de Nkem Nwankwo de 1975 Ma Mercedes est plus grosse que la tienne. C’est ce type de pensée que l’on retrouve de façon saisissante aujourd’hui dans l’œuvre de Dilomprizulike. Ozioma Onuzulike (1972)obtient quant à lui, son Master en céramique en 2001 et son doctorat d’histoire de l’art en 2007 à l’Université du Nigeria à Nsukka. Les préoccupations sociales semblent également au cœur de sa démarche et constituent des sources importantes d’inspiration Sa série Transgressing the Boundaries: Ceramic Elements in Mixed Media Sculptures marque une phase importante dans son développement. Ilutilise des éléments en céramique dans des sculptures en médias mélangés pour explorer le thème des « casualties ». Il compare le processus de fabrication de l’argile aux images d’accidents et de guerres (serrer, couper, marteler, casser, brûler). Ses œuvres reflètent ainsi sa critique envers la famine, les problèmes politiques, la corruption, etc. Les matériaux utilisés pour cette série démontrent l’impact de El Anatsui : passoires de gari, râpes de manioc et tamis, boîtes de conserve, plaques d’impression, etc. Comme El Anatsui, il exploite les matériaux du quotidien pour donner une plus grande résonance à sa critique sociale. Chinwe Uwatse(1960) étudie à l’université Nsukka jusqu’en 1982 avec comme maîtres de conférence Obiora Udechukwu, Chike Aniakor, Late Chike Amaefuna et El Anatsui. Elle travaille à plein-temps en tant que directrice générale de la société Bang and Olufsen. Mais en dépit de son programme administratif lourd, elle aide à la conservation de l’esprit féminin uli. Elle témoigne de l’absence regrettable des artistes femmes actives dans l’art contemporain au Nigeria. Dans son œuvre, Rêves impossibles, elle montre les obstacles auxquels les femmes sont confrontées, ainsi que les multiples rôles qu’elles jouent en tant que mères, professionnelles et dirigeantes. Son modèle est dicté par les qualités techniques aussi bien que par les éléments formels de la conception uli. D’une part, le modèle compositionnel de ses peintures acryliques repose sur un mélange habile des tracés et des couleurs inspirés de la logique uli. D’autre part, ses aquarelles montrent une luminosité et une translucidité démontrant une qualité lyrique qui laisse entendre les forces invisibles qui influencent les réalités quotidiennes du monde matériel. Enfin Nnenna Okore (1975) reçoit sa Licence en peinture à l’université du Nigeria à Nsukka en 1999 et son Master en sculpture de l’université de Iowa en 2004. Depuis, elle est assistante professeur au département d’art à l’université North Park à Chicago. Ses travaux en grande partie abstraits sont inspirés par des textures naturelles, des couleurs et des paysages de son milieu. Elle utilise des objets recyclés, qu’elle transforme en sculpture et en installations complexes par divers processus traditionnels, comme le tissage. Par ce biais, ses œuvres semblent faire écho à celles d’El Anatsui. Dans sa série Ashioke en 2008, elle utilise de la toile d’emballage pour assembler entre eux des morceaux d’argile, créant ainsi une sorte de vêtement ou sculpture souple.
Après cette brève histoire de l’art, on peut relever une caractéristique spécifique de l’art contemporain du Nigeria : tous les artistes ont relevé le défi de la modernité, sans pour autant divorcer des traditions artistiques indigènes, bien au contraire. L’effervescence et le dynamisme de l’art contemporain au Nigeria reposent donc sur ses traditions artistiques et sur l’impact de certaines grandes figures.

1. Enwonwu Ben, The African view of art and some problems facing the african artist, 1968, Présence Africaine, Paris. « Artistic view did not spring from Art itself but from the totality of religio-social significance of the art functioning in the group-mind. For this reason, the African view of art was an inner knowledge and a spiritual participation rather than a result of a critical or analytical attitude. »
2. Enwonwu Ben, The African view of art and some problems facing the african artist, 1968, Présence Africaine, Paris. « African Independent Governments must seek the proper place for artistic manifestations, not merely by the use of art or the teaching of it in Colleges, but by realising the connection between political Independence and Cultural Freedom. »
3. Okediji Moyo, « Of Gaboon Vipers and Guinea Corn: Icoographic Kinship Across the Atlantic », dans Nzegwu Nkiru, Contemporary Textures, Multidimensionality in Nigerian Art, 1999, International Society for the Study of Africa, New-York, p. 44-45 « The basis of art in what is known as nigeria is largely ethnic. Before considering themselves as nigerians, people regard themselves first as members of certain ethnic groups, whether yoruba, Hausa, Igbo, Edo or Kanuri.(…) the ethnic identity remains the only reality left on which to construct any credible aesthetic for art making in nigeria today (…) some might even say that there is no whole, but a juxtaposition of differences. »
4. Plus d’info : Chike Dike Paul, Oyelola Patricia, Aina Onabolu: symbol of the National Studios of Art, Lagos: National Gallery of Art, 1999, 64 p.
5. Plus d’info : Willett Frank, « Kenneth Murray », dans African Arts, N° 6, winter 1973, p. 2,5,7,65,74-78, 90-93.
6. Oloidi Ola, « Art and Nationalism in Colonial Nigeria », Nsukka Journal of History, N° 1, p. 92-110
7. Plus d’info : Okwunodu Ogbechie Sylvester, Ben Enwonwu The Making of an African Modernist, University of Rochester Press, 2008, 333 p.
8. Nkiru, Nzegwu, Contemporary Textures, Multidimensionality in Nigerian Art, 1999, International Society for the Study of Africa, New-York, p. 128 « This style, which the artist refers to as his african style, to stress its formalistic and conceptual anchor, is a fusion of the artist’s nigerian cultures and his european experiences. »
9. Sharon Pruitt, « Bruce Onobrakpeya: a continuation of Cultural Synthesis » dans Nkiru Nzegwu, Contemporary Textures, Multidimensionality in Nigerian Art, 1999, International Society for the Study of Africa, p. 69 « At the nucleus of Onobrakpeya’s oeuvres are reenactments of cultural idioms that fuse the past, present, and future. These timeless themes reflects explorations of the multifaceted dimensions of nigerian lifestyles. They represent dilemmas in various states of being and resonate with the artist’s intense comprehension of cultural dynamics and human complexities. »
10. Ola Oloidi, « Les courants de l’art moderne nigérian des années 1970 à nos jours », Dakar – Art, Minorites, Majorites, Aica press, juillet 2003.
11. C. Krydz Ikwuemesi, « A double heritage, the work of Tayo Adenaike » 2004. « For the three artists and some others at Nsukka at that time, uli presented a possible access road to their history and heritage as a handle for coming to terms with the exigencies and challenges of the whirlwind of the West-led, hegemonic modernisation. »
12. cité par Simon Ottenberg, « Sources and themes in the art of Obiora Udechukwu » African Arts, Summer 2002. « Line, which is an extended dot or a moving point, has very many possibilities, particularly, the quickly drawn one. My drawing explores the evocative and lyrical possibilities of line and derives from Uli. The Uli artist works spontaneously whether on the human body or the wall. There is no question of erasing or cleaning. There is something about the spontaneously executed work, a breathtaking vitality and freshness that defies description or repetition (…) The ingenious exploitation of large negative areas in a picture in such a way, for instance, that with the strategic deployment of just a few motifs, the picture looks right and the large spaces provide the areas of rest for the eye while at the same time emphasizing or delimiting the motifs. »
13. Ola Oloidi, « Les courants de l’art moderne nigérian des années 1970 à nos jours », Dakar – Art, Minorites, Majorites, Aica press, juillet 2003.
14. Ikwuemesi Krydz et Adewunmi Ayo, « The Development and Role of Art Cooperatives in the Propagation of Nigeria Art », article présenté au Symposium « Nigerian Art at the end of the Millennium », organisé par la National Gallery of Art à Ahmadu Bello University, Zaria, du 9 au 12 novembre 1998. « Although Aka was not anchored on any centralising philosophy, it was a highly organised art cooperative whose major objective and success can be measured in its ability to make its members and their work better known in Nigerian art circles. »
15. Oloidi Ola, « Les courants de l’art moderne nigérian des années 1970 à nos jours », Dakar – Art, Minorites, Majorites, Aica press, juillet 2003.
16. Houghton Gerard, (dir. John Picton), El Anatsui, a sculpted history of Africa, 1995.
17. Oguibe Olu, El anatsui, 1995, Londres : The October Gallery, p. 2
18. Oloidi Ola, « Les courants de l’art moderne nigérian des années 1970 à nos jours », Dakar – Art, Minorites, Majorites, Aica press, juillet 2003.
19. Oloidi Ola, « Les courants de l’art moderne nigérian des années 1970 à nos jours », Dakar – Art, Minorites, Majorites, Aica press, juillet 2003.
20. Ikwuemesi Krydz et Adewunmi Ayo, « The Development and Role of Art Cooperatives in the Propagation of Nigeria Art », texte présenté au Symposium Nigerian Art and the end of the Millennium, organisé par la National Gallery de l’Université Ahmadu Bello, du 9 au 12 novembre 1998.
21. Krydz Ikwuemesi et Ayo Adewunmi, « The Development and Role of Art Cooperatives in the Propagation of Nigeria Art », texte présenté au Symposium Nigerian Art and the end of the Millennium, organisé par la National Gallery de l’Université Ahmadu Bello, du 9 au 12 novembre 1998. « The art cooperative reduces the risk of the individual artist and thus becomes a safer means of reaching the audience, especially when the highly policed halls of exhibitions in Nigeria are becoming too expensive ».
///Article N° : 10569

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Les images de l'article
El Anatsui dans son atelier © Stéphanie Vergnaud
Ben Enwonwu © S. Ekwunodu Ogbechie
Tayo Adenaike chez lui, 2011 © Tayo Adenaike
Adinkra Sasa d'El Anatsui, 2003. Coll. M et Mme Guido Roberto Vitale © Stéphanie Vergnaud
Obiora Udechukwu © St Lawrence University
The Awakening (Anyanwu) de Ben Enwonwu, Sur la façade du musée national de Lagos 2011 © Stéphanie Vergnaud
Bruce Onobrakpeya © en.wikipedia.org
Rejuvenation de Tayo Adenaike, 1994. Coll. de Tayo Adenaike © Tayo Adenaike





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