Les Chants de Mandrin

De Rabah Ameur-Zaïmeche

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On pourrait dire qu’avec Les Chants de Mandrin, Rabah Ameur-Zaïmeche va là où on ne l’attendait pas, à condition que l’on admette que ses trois premiers films forment une trilogie sur l’immigration et qu’un cinéaste d’ascendance immigrée ait comme viatique obligé de batailler avec ses origines. Si la question immigrée est présente dans Wesh Wesh – qu’est-ce qui se passe ? en 2002, Bled Number One en 2006 et Dernier maquis en 2007, cela n’en fait pas forcément le sujet, tant la présence du réalisateur à l’écran les conduit vers une interrogation intime et esthétiquement distanciée où son vécu se mêle à l’état du monde. Les Chants de Mandrin est dans cette continuité, ajoutant au décalage le moment historique.
Nous sommes à la veille de la Révolution française et cette perspective sera clairement évoquée, Les Chants de Mandrin étant le recueil de poésies que la bande de contrebandiers que suit le film distribue en le présentant comme « les prémices de la République », ce qui est d’ailleurs historiquement sous Louis XV aller bien vite en besogne ! Que Rabah Ameur-Zaïmeche tienne le rôle principal n’est, par contre, pas en soi un anachronisme : la présence arabe en Europe n’était pas nouvelle, l’arabe était enseigné à la Sorbonne dès le règne de François 1er et le 18e siècle avait déjà la curiosité de l’Orient. Que Rabah Ameur-Zaïmeche choisisse Mandrin comme sujet de film n’est pas anachronique non plus : il a appris la Complainte de Mandrin à l’école, qui lui avait particulièrement plu. Et de toute façon, il se saisit de l’histoire de France et basta.
Mais c’est à un groupe qui se définit sans chef que s’intéresse Ameur-Zaïmeche, dont le film se situe après la mort de Mandrin, lequel fut roué à Valence en 1755 pour avoir défié les fermiers généraux en vendant aux villageois des produits de contrebande à des prix largement inférieurs à ceux qu’imposait la Ferme Générale (organisme royal qui taxait lourdement le sel et le tabac). Il avait peu à peu levé une véritable armée de plusieurs centaines de contrebandiers qui s’opposaient aux dragons du roi. Ces bandes, « les mandrins », continueront leur commerce anti-autoritaire après sa mort tandis que Mandrin deviendra un personnage légendaire, popularisé grâce à la Complainte de Mandrin largement diffusée ensuite au 19e siècle sous la Commune de Paris puis dans les mouvements de jeunesse des années 30-40 avant que des chanteurs comme Yves Montand, Guy Béart ou le groupe de folk alternatif La Varda ne l’enregistrent.
Cette complainte est chantée dans le film par le marquis de Levezin (Jacques Nollot), étonnant personnage inventé (dont le nom signifierait « le voisin » et qui pourrait être inspiré de l’aventurier polygraphe Ange Goudar) qui cherche le testament politique que Mandrin aurait écrit en prison pour le reprendre dans la biographie qu’il en prépare. Il le trouvera auprès de Bellisard, interprété par le réalisateur lui-même, qui lui a historiquement existé puisqu’il dirigeait la bande de contrebandiers que Mandrin convaincra de le suivre dans ses aventures belliqueuses. Ameur-Zaïmeche ajoute aussi d’être l’auteur des Chants, écrits « en vers burlesques » à la gloire de Mandrin, un texte historiquement inconnu mais que, dans le film, les contrebandiers offrent aux villageois en même temps que des livres prohibés (textes protestants ou libertins). Le réalisateur se donne ainsi le rôle du rebelle éclairé, ce qui lui permet d’infléchir le film à sa façon, tant dans l’histoire que dans le tournage où l’improvisation joue un grand rôle. Le réalisme des prises directes rapproche son film de la démarche par exemple d’un René Allio qui en 1972 filme Les Camisards, protestants cévenols qui combattirent les dragons du roi Louis XIV. La belle simplicité des plans impressionnistes tournés en pleine nature rapproche les deux films mais si Allio rendait ainsi compte de la pureté recherchée par le groupe de révoltés qui venaient de perdre leur liberté de penser avec la révocation de l’Édit de Nantes, ce réalisme est pour Ameur-Zaïmeche la possibilité de faire résonner son récit dans l’actualité des révoltes qui agitent aujourd’hui le monde, du printemps arabe aux indignés.
Le refus de l’épique n’est en effet pas affaire de budget. Il prend sens car il est traversé par des élans de liberté : c’est vrai des sautes du récit autant que de l’esthétique du film qui ose de longues ruptures hédoniques pour ramener le propos à l’essentiel, non une croisade pour la liberté mais une ode à l’esprit libre, un chant de liberté qui s’inscrit au-delà des déceptions de l’immédiat et du présent, voire de la mort (de Mandrin), dans la permanence qui fait l’utopie des révoltés. « Être hors-la-loi nous oblige à être plus vertueux que les scélérats qui nous gouvernent », dira le déserteur adopté en début de film.
Bellisard affronte ainsi les dragons avec sa bande « pour Mandrin et pour la beauté de nos rêves ». « Pas de quartier », ajoutera-t-il encore : même s’il préfère montrer la fête des insurgés que la cruauté des combats, Ameur-Zaïmeche sait trop la violence à l’œuvre. La fulgurance des plans durant tout le film, la longue et sublime description de la fabrication du papier et du processus d’impression des Chants autant que la fusion des contrebandiers avec la nature dont ils connaissent les secrets des plantes et des bêtes, mais aussi les plaisirs subtilement évoqués de l’amour de ces hommes sans foyer, sont là pour rappeler où se situe la vraie vie, voire même la grâce. « Si tu vois le diable, il est des nôtres, et toi aussi dorénavant », lâche Belissard au soldat déserteur : cette grâce n’est pas celle des pouvoirs mais des gens simples qui croient dans l’harmonie, l’art et la beauté.
« Les mandrins sont de retour » : un monde se soulève, contre les mensonges et l’oppression de ceux qui s’approprient sans vergogne les richesses. C’est à la fois dans cette douce certitude et cet espoir que baigne ce beau film en forme de complainte dont le refrain répète à l’envi : « Vous m’entendez ? ».

///Article N° : 10526

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Les Chants de Mandrin © MK2
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