Nicolás Guillén ou l’incarnation de la « négritude négriste »

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Le négrisme et la négritude constituent une double thématique qui a fait l’objet de nombreuses discussions et controverses. Mais pourquoi ces controverses alors qu’à première vue le négrisme et la négritude sont deux concepts qui ont la même racine radicale  » nègre  » ?

Si le négrisme et la négritude sont des thèmes ou des phénomènes littéraires qui dérivent du même radical, peut-on les développer en concomitance. Si oui, ont-ils le même sens chez Nicolás Guillén ? Le négrisme et la négritude de Nicolás Guillén ont-ils été influencés par les mouvements d’Europe, de la Caraïbe ou des États-Unis d’Amérique ? Autrement dit, dans quels contextes historiques ces deux concepts ont-ils fait leur apparition, eu égard à leurs spécificités culturelles, et comment sont-ils intervenus dans les œuvres de Nicolás Guillén ?
Dans les années 20 et 30-40 naissent, entre autres, deux mouvements culturels apparentés : la négritude (États-Unis, Europe) et le négrisme (Caraïbe hispanophone). En même temps, fit son apparition un mouvement de récupération de l’art africain, à la tête duquel les artistes Vlaminck, Apollinaire, Picasso, Braque, Derain, etc. Sans oublier les études anthropologiques de Léo Frobenius et les comptes-rendus de voyages africains comme ceux d’André Gide, célèbre pour son Voyage au Congo (1929).
Défini alors comme l’ensemble des valeurs traditionnelles et culturelles, humanitaires et créatrices des peuples et civilisations négro-africains, comme la manifestation et l’adoption du thème noir ou du Noir par le Blanc, comme un état d’esprit, comme  » un nouveau système de vie et de pensée du Négro-Africain, une nouvelle vision du monde  » (cf. Jean-Marie Abanda Ndengue : 1970, p.76), le négrisme, après sa timide prise de conscience, aura été considéré en Europe non seulement comme une mode du Noir introduite dans l’art et la littérature mais comme un paradoxe. Avant de gagner les lettres antillaises où, à l’époque, on a curieusement constaté que les premiers auteurs sont des intellectuels blancs qui, informés des travaux des ethnologues sur les survivances africaines dans le Nouveau Monde, ont dû s’inspirer des divers folklores afro-antillais.
C’est ainsi que  » dès 1892, Rubén Darío fera du négrisme un des éléments esthétiques qu’on trouvera à toutes les étapes d’évolution du modernisme et du post-modernisme…  » (cf. René Depestre : 1989, p. 26). Tout comme, au fil d’une enrichissante évolution historique, le négrisme et la négritude seront le théâtre de plusieurs interprétations et susciteront des visions différentes. À tel point qu’on parlera autant de négritudes et de négrismes sur le plan régional ou insulaire et continental que de négritudes et de négrismes individuels ou pluriels. C’est dans ce contexte qu’il convient, dans la dimension hispano-américaine et latino-américaine, de parler du négrisme et de la négritude chez Nicolás Guillén.
Le négrisme
Si dans le négrisme européen le Noir était considéré comme un être qui servait à divertir le Blanc, dans le négrisme antillais il n’est plus représenté comme un bouffon, ni comme un objet de dénigrement et de mépris. Mais comme une part entière dans une poésie tellurique attachée aux valeurs populaires et symboliques des Tropiques. En effet, dans la poésie antillaise, même s’il tarda a devenir un engagement social pour la défense des peuples opprimés et décrivait les aspects les plus folkloriques de la culture des Noirs, le négrisme initial était moins une mode qu’une auto-représentation du Nègre. Autrement dit, la poésie négriste prétendait revaloriser les coutumes et valeurs traditionnelles des Noirs caribéens et américains en général en évoquant leurs danses rythmiques et leur sensualité.
Chez Nicolás Guillén, c’est dans l’espace hispano-américain et insulaire notamment que se situe son négrisme, parmi d’autres négristes caribéens, comme le portoricain Luis Palés Matos et les cubains parmi lesquels José Zacarías Tallet, Ramón Guirao, Emilio Ballagas, Fernando Ortiz et Alejo Carpentier qui ont été les précurseurs en fondant un mouvement littéraire et artistique. Dans cette configuration, le peintre Wilfredo Lam révélera au public cubain les réalités de son monde paysan. Avec ceux-là, et avec Nicolás Guillén surtout qui aura pris les devants, le négrisme cubain aura atteint son culminant et acquis la valeur d’une vraie acculturation de l’héritage africain. Les négristes cubains ont, certes, y compris Guillén, subi des mouvements  » blanc  » et  » noir  » européens. Mais il convient de souligner que lesdits mouvements se sont introduits facilement à Cuba où la majorité du peuple est d’origine africaine. Avec Motifs de son (1930), qui s’ouvre sur un poème intitulé  » Petite ode a Kid Chocolate « , puis les  » poèmes mulâtres  » de Sóngoro cosongo (1931), où la question de la discrimination raciale est posée en termes polémiques, Guillén, sans toutefois abandonner la thématique du folklore cubain d’origine africaine, a fait du négrisme un instrument révolutionnaire à tel point que le Noir de l’île, jusque là passif, est devenu acteur dans les œuvres poétiques et artistiques.
La négritude
C’est dans la mouvance intellectuelle, littéraire et politique d’Europe et d’Amérique des années 30 où l’Afrique  » bouillonnait  » et à laquelle Nicolás Guillén apportait la contribution d’une longue expérience, et dans la mesure où elle est née du rejet de l’assimilation, de la revendication d’une personnalité négro-africaine, qu’il convient de situer sa négritude. En effet, l’histoire a montré que le souci majeur de Guillén a été, à l’instar de celui des militants de la négritude, de lutter contre le racisme et d’affirmer sa solidarité avec les peuples noirs victimes d’injustices sociales. Mais la négritude de Nicolás Guillén, attestée dans Motifs de son et Sóngoro cosongo notamment, s’inspirera d’abord de celle du poète nord-américain Langston Hughes puis de celle de Senghor pour le rythme dans la poésie. Elle trouvera son fondement dans la négritude césairienne et antillaise des années 30-40.
Dans la Caraïbe espagnole, si les premières revendications littéraires de l’identité noire ont été exprimées par le poète portoricain Luis Palés Matos dans ses textes qui traitent de la  » poésie noire « , c’est à Cuba que, grâce à Guillén, s’est développé le courant qui a convergé avec celui de Césaire. Selon Guillén, la négritude, comme le réalisme socialiste, est une notion diversement entendue. Ainsi se souvient-il de la définition voltairienne de la métaphysique, à savoir la recherche dans une chambre noire d’un chat noir qui n’y est pas. Et évoque-t-il sa vision de la  » négritude francophone  » par rapport au négrisme. Pour lui, la négritude des poètes francophones est une arme contre le néocolonialisme, un moyen de lutte pour l’indépendance du pouvoir métropolitain. Alors que le négrisme est une expression d’unité historique, une lutte contre le racisme.
On le voit, autant la négritude est une lutte contre l’impérialisme et le colonialisme chez Guillén, autant le négrisme est pour lui une contestation contre l’asservissement et l’idée de domination d’une race sur une autre. Et il croit que la négritude trouve son explication dans la lutte des Noirs opprimés, aliénés et niés par l’impérialisme représenté par des nord-américains, des français, des anglais, des hollandais, c’est-à-dire par des hommes blancs qui les oppriment, aliènent et nient, par exemple, en Afrique.
Telle est la négritude de Guillén, celle de la lutte pour l’intégration du Noir dans une société cubaine multiraciale, de la défense de ses valeurs traditionnelles et du retour aux sources africaines, le Tout exprimé dans une  » poétique de la négritude « . D’autant que la négritude guillénienne, notamment dans  » Chanson du Bongó  » et  » Chant nègre  » de Sóngoro cosongo, c’est celle du rythme des tambours au  » son yoruba « , mais aussi de la cubanité et finalement de synthèse attestée dans  » Ballade des deux aïeux  » de West Indies, Ltd.
Ainsi sa manière d’être et de se sentir fièrement noir sans complexe, et de conjuguer brillamment le négrisme et la négritude confondus chez lui, vaut, en termes d’interculturalité et de  » transculturation « , pour faire de l’auteur de Le son entier (1947) le poète afro-cubain qui incarna esthétiquement ce qu’il convient d’appeler la  » négritude négriste « . En ce sens qu’en faisant du négrisme, Nicolás Guillén faisait de la négritude sans le savoir.

///Article N° : 3024

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