« L’humour est une arme de réhabilitation massive »

Entretien de Christine Sitchet avec l'humoriste Kouokam Nar6

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Humoriste ? Un métier trop sérieux pour être mis entre les mains de n’importe qui. Mais que l’on peut laisser entre celles de l’infatigable chahuteur de mots et d’idées qu’est Kouokam Nar6(1). Humoriste camerounais qui, à force de trémoussements perturbateurs de boussole, secoue les endormissements, bouscule les automatismes et les certitudes, et nous rappelle, simplement, à une humanité en mouvement, ouverte au lâcher prise et à l’autodérision. Pour Africultures, ce pourvoyeur de rire inspiré a accepté de se livrer au jeu des questions, analyses et confidences, le temps d’une interview ; avec franchise, humilité, et aussi – et surtout – une verve tonique pour le moins désopilante, susceptible de « sévir » à tout coin de phrase.
Le ton de l’entretien est donné dès les premières notes : « Je ferai du peu que je mieux », annonce d’emblée Kouokam Nar6. Après quelques secondes de perplexité pendant lesquelles j’essaie de mettre de l’ordre dans ces mots, je me rends compte que c’est chose parfaitement inappropriée. Et qu’il me faudra, si j’entends m’entretenir avec Monsieur Kouokam, accepter de cheminer sur un imprévisible sable mouvant et suivre le déroulement d’une partition à l’agencement précaire. Partition faisant parfois tournoyer ou voler en éclats expressions convenues et équilibres langagiers. Kouokam Nar6 nous livre ici une réflexion lucide – et jouissive – sur lui-même, le monde et l’humain. Mais ne tardons pas : laissons-lui la parole.

À l’origine de Nar6 Kouokam, il y a…
À l’origine de Nar6, il n’y a rien du tout. J’ai tout créé ! C’était le big-bang. Non, pour être sérieux, j’ai toujours fait des sketchs. Ma vie n’est que blagues et facéties. Je découvre l’expression théâtrale très tôt à l’école primaire, en 1973 avant Jésus-Christ. Je suis un petit garçon introverti, même un peu en proie au spleen et à la mélancolie. Il faut dire qu’en arrivant sur terre Dieu ne nous donne pas le mode d’emploi. On est alors obligé de s’en inventer un. J’ai commencé dès lors à faire des sketchs pour m’affirmer. J’ai donc appris un sketch s’intitulant « L’homme pressé », qui m’a permis de me distinguer à l’occasion des fêtes de la jeunesse le 11 février ces années-là. À force d’en rire et de m’encourager, le public m’a finalement enfermé dans cet univers, une espèce de prison où je dois leur faire une blague pour sortir.
Depuis lors, je suis devenu comique à la force de « NOBRA », la défunte « Nouvelles Brasseries Africaines » qui a fait long feu (2). Devenu adulte – c’est-à-dire quand j’ai atteint l’âge de commettre l’adultère -, je n’avais d’autre choix que de m’investir à fond dans une carrière humoristique pour pouvoir vivre. En effet, pendant que je faisais rire, j’ai oublié d’apprendre mes leçons à l’école. Mes études se sont très vite avérées supérieures et c’est là que j’ai laissé tomber. Depuis lors, je suis comédien humoriste par vocation, par nécessité et par la force des choses… financières.
Comment vous définiriez-vous ?
Comme une espèce en voie de disparition et en cela je dois être protégé par l’Unesco et autre W.W.F. Je suis un homme seul, parfois même isolé. Je suis celui-là qui aime la gaudriole, le paradoxe et l’improbable. J’ai voulu au début de ma carrière être irrévérencieux. Mais en Afrique, ç’aurait été à mes risques et périls. Alors j’ai pris des cours de courbettes. Maintenant je fais la courbette de jour comme de nuit. Au Cameroun, sans titre à la fonction publique, sans argent, on n’est rien ; on n’a droit à rien. Il faut se courber, ramper et lécher ! En dehors de cela, je suis aussi un bon vivant. Ceux qui trouveraient cela loufoque, je leur dirais que j’aimerais mieux « vivre » pendant que je suis vivant.
Qu’est-ce qui vous a influencé ? Avez-vous des « maîtres », des « héros » ?
Tout le monde m’influence. Comme je n’étais pas talentueux au fond, toutes les rencontres étaient les bienvenues. À une époque où il n’y avait pas de télévision, on n’avait que la rumeur comme média. Et peut-être quelques disques et autres livres. Georges Brassens m’a beaucoup inspiré et déterminé à faire ce truc qui n’est même pas un métier mais un passe-temps – en se faisant plaisir ! Ensuite, j’ai fait la connaissance d’un mentor, un météore, un maestro de l’absurde, qui a tellement fait rire qu’il en est mort. Il s’appelait Franklin Nyouvaï Handy. Médecin chirurgien, c’est lui qui m’a fait éclore, qui m’a orienté vers l’univers merveilleux de la drôlerie et de la pitrerie. Il fut pour moi un vrai maître. Autrement, Raymond Devos était aussi une grande source d’inspiration. Je l’ai tellement admiré que je lui ai pris son coffre… sa carrure. Malheureusement, son talent est tellement unique ! Sinon, il y avait également Coluche, Sim, et Woody Allen – que je ne voyais pas au cinéma mais que j’ai lu. Plein de maîtres et modèles.
Quel est, selon vous, le rôle de l’humoriste dans la société ?
Je pense que l’humoriste nous rappelle que nous ne sommes que des hommes. Donc s’il y a un rôle, c’est peut-être d’humaniser la société qui a tendance à se perdre dans les sciences, la techno-structure. L’humoriste peut faire prendre conscience de la nécessité de marcher à la marge, et de rigoler un peu.
L’humour représente-t-il à vos yeux une force subversive salvatrice ?
Belle question ! Je vous signale que je ne suis qu’un pauvre comique. Je sais, parfois les gens ont la gentillesse de me reconnaître un certain talent d’humoriste, mais je ne suis pas non plus un « humourologue ». L’humour n’est pas quelque chose qu’on possède. C’est quelque chose d’évanescent. On le perd très souvent en s’embourgeoisant. L’humour, c’est comme le vent. Qui peut en effet se vanter de posséder le vent ? L’humour, c’est une disposition de l’âme et de l’esprit. Oui, en cela, ça peut bousculer certaines certitudes. Cela peut calmer les ardeurs des tyrans puisqu’on s’attaque à leurs travers sans avoir l’air de le faire. Cela peut provoquer un sourire, qui est l’électricité des pauvres. Oui, je suis d’accord. L’humour peut subvertir.
L’humour est-il une « arme miraculeuse » pour esquiver les censures de tout ordre ?
Tout est dit ! L’humour est effectivement une astuce, un talent pour penser et dire des choses de manière à échapper au surmoi, à la censure. L’humour consiste à faire un grand chemin pour un petit plaisir. Vous connaissez l’histoire de ce monsieur qui maintenait toute la journée, douloureusement, une chaussure qui serre, rien que pour le plaisir d’avoir le soir trente secondes de bonheur en l’enlevant ? Un plaisir qui nous coûte cher en somme. Le regard qui est posé sur l’humoriste. Il est vu comme quelqu’un d’un peu fou, d’inconscient, en tout cas d’original. Pourtant l’humour est le propre des gens généreux qui sacrifient le confort des vérités « vraies » pour une quête de l’absolu, des idées parfois simplettes, pour ne pas dire simplistes. L’humour est le fait de celui qui laisse la route pour marcher à la marge en brousse, sur le water road (3).
Le spectacle d’un humoriste est pour le public un événement jouissif. Mais derrière son apparente légèreté, l’humoriste me semble vouloir transmettre une réflexion critique sur les hommes et la société, réflexion dont la portée dépasse le simple rire-divertissement.
Oui, vous savez la jouissance est par elle-même quelque chose de subversif. Le plaisir est déjà quelque chose de suspect. Le spectacle d’un humoriste, comme les autres formes d’expression artistiques, recherche la jouissance en déjouant la censure qui veut toujours nous ramener à la réalité tyrannique des choses. La jouissance, comme le plaisir, est une quête humaine éternelle. Mais le plaisir a un prix qu’il faut être prêt à payer. Cependant ce plaisir peut être sublimé et nous permettre d’atteindre d’autres objectifs plus valorisés socialement, tels que la réflexion intellectuelle, le sport, la spiritualité, la politique.
Lorsque vous concevez un sketch, cherchez-vous à placer le spectateur dans une posture propice à la réflexion ? À lui tendre un miroir pour stimuler son sens critique, l’éveiller, le réveiller ?
Non, mon but n’est pas de faire réfléchir. Je sais que le sketch peut susciter la réflexion mais mon objectif est de traiter un sujet qui a une dimension esthétique et artistique. Bien sûr, l’art suppose un dialogue, une interaction. Par la projection de mes réalités inconscientes sur le spectateur et celle qu’il me renvoie à son tour, il peut naître un trouble, une émotion, qui peut être le point de départ de quelque chose. Mais je ne veux pas croire que le comique est un moraliste, un pourfendeur ou même parfois un justicier. Il est à la limite un infirmier de l’âme, un saltimbanque.
L’éclat de rire représente-t-il pour l’individu une force libératrice, émancipatrice ?
Je ne sais pas. Mais je crois que quand on rit, on avoue une certaine impuissance. On prend acte qu’il y a d’autres logiques que celles communément admises ; un homme qui mord un chien par exemple. Cette prise de conscience peut nous apporter des éléments culturels sur lesquels nous pouvons articuler nos réflexions, pour nous connaître et connaître autrui ; nous construire. Il faut rire, et surtout rire de nous-mêmes ; là, on peut se libérer et être à nos propres yeux autre chose ; quelqu’un de modeste, humble, qui accepte les choses même les plus inattendues, et souhaite les changer. L’humour est la science du changement.
Peut-on, selon vous, rire de tout, ou bien il importe de s’imposer des limites ?
Si tout peut rire de nous, oui on peut rire de tout. Cela dépendra de la gravité de notre maladie ou de l’urgence du cas. En cas de vie ou de mort, je peux même rire du bon dieu… Surtout qu’il n’est pas dupe. Il saura toujours que je blague. Le tout, c’est de rire sans se moquer et sans avoir du mépris ou manquer de respect aux personnes et aux institutions. Autrement on peut rire de tout, ou plus précisément rire avec tout – au sens d’avoir une complicité avec le rieur.
Comment se porte l’humour au Cameroun ?
L’humour au Cameroun est comme le Cameroun. La société camerounaise est une société qui refuse le second degré et la subtilité. Tout est ramené aux dimensions prosaïques de l’argent, de la puissance matérielle, du pouvoir et à la domination. Or l’humour est une arme de réhabilitation massive, que nous détenons mais dont nous refusons de nous servir.
En mars 2009, vous avez été invité par l’ONU à New York à l’occasion de la « Journée internationale en souvenir des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique » (25 mars). Quelles impressions avez-vous gardé de cette expérience ?
Le Cameroun était à l’honneur lors de cette commémoration sur le thème « Rompre le silence, tambour battant » (4). Il était chargé par l’assemblée générale de l’ONU d’organiser une exposition de tambours dans le hall du siège de l’ONU (5). La Ministre de la Culture du Cameroun [Mme Ama Tutu Muna] a bien voulu m’associer à cette manifestation. J’y ai pris part en tant que comédien en incarnant le griot africain. J’ai déclamé des poèmes, chanté et fait de la comédie, en présence du secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon. Ce fut un instant d’intense communion avec les diasporas noires venues célébrer ce moment exceptionnel.
Qu’avez-vous ressenti à l’annonce de la victoire de Barack Obama ?
J’ai ressenti une émotion, une fierté. Je dois dire que j’avais suivi toutes les opérations depuis les primaires dans le camp démocrate et je sentais la mayonnaise prendre. Obama est un homme exceptionnel, il faut l’avouer. Sinon même les Noirs n’auraient pas voté pour lui. Maintenant qu’une personne d’origine africaine dirige le monde, je crois que des vocations vont naître chez les jeunes et très bientôt un nouveau leadership peut voir le jour en Afrique et ailleurs dans le monde. Obama est un modèle pour notre jeunesse. Un modèle d’élégance, un modèle d’humanisme et un modèle pour la paix.
Quel regard portez-vous sur le Cinquantenaire des indépendances africaines ?
J’ai beaucoup de respect pour ce rêve de nos parents qui ont lutté pour imposer à la toute puissance occidentale nos propres points de vue, nos propres démarches culturelles, notre autodétermination. Pendant cinquante ans, tout n’était pas parfait, mais l’essentiel est là. L’indépendance est un bien dont aucun peuple ne peut être privé. Même si c’est une chose qui n’est jamais acquise définitivement. Elle doit être promue et défendue tous les jours. Je suis très agacé par une partie de notre intelligentsia qui prétend que nous ne sommes pas indépendants. Ce faisant, ils contribuent à la banalisation de nos institutions. Il est vrai que les complexes du vieux « Meka » (6) nous habitent toujours ; à savoir, un complexe vis-à-vis du Blanc, et un immense folklore qui caractérise la vie publique. Nous sommes indépendants et devons en être fiers ; même si parfois nous ignorons que nous le sommes. Je crois que nos États ont eu raison de marquer d’une pierre blanche cet événement pour que les jeunes générations renouvellent leurs engagements à travailler pour l’avènement d’une Afrique décomplexée et de plus en plus libre.
Avez-vous participé aux célébrations de ce Cinquantenaire ?
Oui, j’ai eu le plaisir, et même l’honneur, d’être associé à la représentation théâtrale de la pièce de Bidoung Mkwaptt La marche en avant ; une fresque poético-dramatique créée pour magnifier ces moments d’intense communion. La représentation a eu lieu au Palais des Sports de Yaoundé le 14 mai 2010, sous l’égide de la Commission Nationale d’Organisation du Cinquantenaire. Ce fut un moment d’intense émotion.
Les célébrations à l’occasion de ce Cinquantenaire vous ont-elles inspiré des sketchs ?
Oh, pas tant que ça. Sauf peut-être des blagues, et des blagues de mauvais goût. La seule chose que j’ai notée est que, cinquante ans après, les populations sont toujours invitées à se « masser » le long des artères qu’empruntent les dirigeants. Cinquante ans après les indépendances, nous n’avons toujours pas de masseurs kinésithérapeutes. Les gens se massent comme ils peuvent, et en plus de cela, les célébrations donnent lieu à beaucoup de tracasseries. Les rues sont fermées, barrées. Et l’on a droit à un défilé impressionnant de grosses cylindrées – ces voitures de demain roulant tombeau ouvert sur les routes d’hier, avec les hommes d’avant-hier. Voilà notre quotidien.
J’ai regretté qu’il n’y ait pas eu une soirée spécifique dédiée à l’art du comique, et peut-être aussi aux contes. C’est ainsi que j’ai été écarté en tant que comique des spectacles géants organisés le 18 mai. Je crois que nos autorités ont encore une peur bleue de l’humour, ce qui est quelque chose de vraiment paradoxal et même puéril. Pourtant l’humour ne tue pas. C’est la connerie qui tue. En tout cas, pour ce qui est du Cameroun, je dois avouer que les festivités ont été improvisées et que les acteurs de la vie culturelle n’ont pas été mis à contribution. Ce sont toujours les politiques qui tiennent les commandes de tout ; qui régentent tout. Cinquante ans après, le Cameroun est indépendant mais pas les Camerounais.
À quoi Nar6 rêve-t-il aujourd’hui ? Pour le Cameroun, pour la planète, pour lui-même.
Pour moi-même, je rêve de trouver l’amour avant ma mort. Pour le Cameroun et le monde, un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel. Que l’on fasse l’amour et pas les bêtises. Je souhaite même guérir le Cameroun par le rire et s’il ne le veut pas, je vais le tuer de rire.
Y a-t-il un projet en cours ou à venir dont vous souhaiteriez parler ?
Je prépare en ce moment le tournage de mes sketchs en vidéo et ce sera le prélude de la vaste production d’une série intitulée P.D.G. Les scénarios sont en train d’être finalisés, l’opération en cours de structuration. J’espère pouvoir, après les tournages de cette vidéo, faire mieux connaître mon travail en Afrique. Et partout dans le monde.
Pour finir, quelques mots à propos de votre caractère. Êtes-vous d’un naturel plutôt optimiste, pessimiste… ?
Je suis quelqu’un d’assez optimiste. Je ne m’avoue jamais vaincu devant les situations les plus inextricables. L’humour me permet de changer de paradigme et d’aller de l’avant. Je suis même en train de devenir sage. J’ai cessé, il y a longtemps, de fumer. Et bientôt je vais me mettre au régime ; voyez-vous je me soigne.

1. Kouokam Nar6 vit au Cameroun, à Yaoundé.
2. Un slogan publicitaire décrétait : « NOBRA, la force dans vos bras ! ».
3. Water road : une expression au Cameroun pour désigner le « bas-côté ».
4. Les festivités furent « organisées sur le thème de Rompre le silence, tambour battant parce qu’en Afrique les tambours sont des instruments de communication qui marquent toutes les étapes importantes de la vie. » (Extrait communiqué de presse ONU, 24 mars 2009).
5. Objectif de cette exposition (intitulée « Rompre le silence, tambour battant ») dont Michel Ndoh avait la charge : »illustrer la signification unique et durable du tambour en tant que lien entre les descendants des anciens esclaves d’origine africaine et la « Mère Afrique ». Le fil conducteur est le « voyage » du tambour, de l’Afrique aux Amériques, par le biais du la traite transatlantique des esclaves, qui a duré près de 400 ans. La collection de tambours présentée comprend un large éventail de tambours séculiers, sacrés, religieux et non religieux, cérémoniaux, ludiques et parlants, principalement du Cameroun et des Caraïbes. Des tambours appartenant à l’ancien maître nigérian légendaire, Babatunde Olatunji, [furent]exposés. » (Communiqué de presse ONU, mars 2009).
6. Personnage dans Le vieux nègre et la médaille (1957), roman de Léopold Ferdinand Oyono.
New York, 09/2010///Article N° : 9724

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Les images de l'article
Nar6 Kouokam et Ban Ki-moon. Siège de l'ONU, New York, 2009 © DR
Nar6 Kouakam sur scène © DR
Nar6 Kouakam sur scène © DR
Pochette du CD "Le téléphone circulaire"
Nar6 Kouokam et Jerry Rawlings, l'ancien président du Ghana) © DR





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