Le café social à Paris: Un lieu à l’écoute des immigrés vieillissants

Entretien de Marian Nur Goni avec Moncef Labidi

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Il y a trois ans, Moncef Labidi ouvre un café social à Belleville dédié à l’accueil des immigrés à la retraite qui vivent dans le quartier. Le lieu connaît un succés immédiat. Oublié des pouvoirs publics, ce public s’y retrouve pour faire revivre le passé.

Comment est né le concept du Café social ?
Avant d’avoir l’idée de créer ce lieu, j’étais déjà très sensible aux problèmes des vieux immigrés. À l’âge de la retraite, ils ne rentrent pas tous vivre au pays. Un bon nombre reste ici. Mais étant dans la marge, rien ne semble prévu pour eux. On a le sentiment que personne n’a pensé qu’ils pouvaient passer leur vieillesse en France. On ne considère pas leurs problèmes comme ceux des autres personnes âgées. Beaucoup parmi ces personnes ne fréquentent pas les clubs de retraités, ne vont pas vivre dans les maisons de retraite, n’ont pas un niveau de vie qui leur permet d’avoir une vie correcte. Il faut rappeler que toutes ces personnes envoient une partie de leurs revenus au pays. Nous avons donc affaire à des personnes qui, avec l’âge, sont devenues très vulnérables et qui ne voient pas comment pourrait se dérouler l’avenir pour eux. La plupart de ces personnes ont habité dans des foyers pour travailleurs immigrés pendant leur vie active. À la retraite, elles continuent d’habiter dans des hôtels meublés, des foyers, etc. Beaucoup n’ont connu que ce mode de logement.
La précarité et la détresse de ces gens m’ont toujours touché. Avec la vieillesse, ils sentent qu’ils sont devenus encombrants dans la mesure où ils n’ont plus d’utilité sociale. Mais s’ils repartent dans leur pays, ils le sont également car on ne sait pas quoi faire d’eux… On s’est tellement habitué à leur absence…
Combien de fois par exemple, l’immigré, de retour dans sa famille, essaye de reprendre sa place. Mais cela ne se passe pas sans difficultés. En son absence, c’est son épouse qui a assumé la gestion quotidienne du foyer. Lorsqu’il revient, il veut reprendre les rênes de la famille… mais il est confronté à un sérieux problème de rôle et de statut. La famille s’est habituée à ce que ces personnes ne soient présentes qu’à travers l’envoi d’un mandat. Elles n’ont pas vécu là-bas, elles n’ont pas d’attaches aussi fortes, même s’il existe bien sûr des liens affectifs. Tout indique que la réinstallation définitive parmi les siens est en fait bien complexe.
Je suis très sensible à cette détresse qui n’est pas verbalisée, qui est peu perceptible. Il me semble injuste que ces personnes qui ont contribué par leur force et leur santé à faire émerger des immeubles, à construire des routes, etc., et qui sont maintenant en mauvaise santé, soient laissées pour compte à leur vieillesse. J’avais remarqué que la plupart de ces personnes n’avaient pas de lieux où elles pouvaient êtres accueillies, hormis les administrations dans lesquelles cela ne se passe pas toujours bien. Ce public, dois-je le rappeler, est souvent analphabète. Sa situation sociale très complexe. J’ai donc voulu créer un lieu qui puisse leur faciliter la vie de tous les jours. L’objectif de ce lieu n’est pas seulement d’apporter une aide juridique ou administrative mais aussi sociale : répondre au besoin de lien, de relation avec les autres.
J’ai donc pensé tout de suite à un lieu qui ressemblerait à un café mais pas à n’importe quel café !
Les immigrés, comme les autres, ont besoin que l’on prenne soin d’eux, que l’on s’occupe d’eux, qu’on les promène, qu’on leur prenne la main pour les emmener dans des endroits où ils ne sont jamais allés.
Parlez-vous avec vos adhérents de cette peur du retour, de leur détresse ?
Ils expriment une incertitude totale entre le « je reste » et le « je pars ». Tout se passe comme si leur stratégie se résumait à une sorte de survie.
Ici, c’est l’ancrage, des droits sociaux, des habitudes de vie, des repères… Là-bas, c’est un monde à reconquérir à nouveau, tout un statut à retrouver, un sens aussi. Ici tout semble être organisé autour des droits acquis : le droit de se soigner, le droit de recevoir un certain nombre de prestations, c’est important. C’est une sorte de gage sur l’avenir. Alors que de l’autre côté de la Méditerranée, tout est très incertain. Alors, ils se cramponnent à ce qu’ils ont déjà acquis. C’est une vieillesse très discrète, qui ne revendique pas, qui s’oublie comme elle est oubliée.
Qu’est-ce que ces personnes et les échanges que vous avez avec elles vous apportent
personnellement?
Les échanges avec les vieux immigrés… personnellement, j’ai l’impression que c’est une cause en soi ! La cause des personnes oubliées ou qui risquent de tomber dans l’oubli, la cause d’une génération d’hommes sacrifiés. Ils sont venus ou on les a fait venir mais on ne leur a pas dit et ils ne savaient pas que leur vieillesse risquait d’être problématique. Personne ne le savait d’ailleurs, il faut être honnête. Maintenant qu’ils sont là, qu’en fait-on ?
Je m’emploie à ce que la cause de ces personnes soit entendue. C’est pourtant simple : les immigrés vieillissent aussi et ils ont des besoins qui leur sont spécifiques. Ils sont entre deux mondes, deux rives, deux pays… Cette problématique-là doit être prise en compte.
J’aime beaucoup échanger avec eux. J’ai l’impression qu’avec eux un monde est en train de s’écrouler : un monde de valeurs est en voie de disparition. Leur sagesse, leur bravoure m’apprennent beaucoup aussi. Faut-il rappeler que ces gens ont affronté l’aventure migratoire… Ils ont été confrontés à la solitude, au dénuement, à la pauvreté… au nom de la famille, au nom de principes importants pour eux : être solidaires, souffrir et ne rien dire. J’apprends aussi de leur silence sur leurs conditions de vie actuelles.
Que raconte-t-on au Café social ? Parle t-on beaucoup du passé ?
Très souvent, les vieux parlent des premiers temps, des premières heures de leur arrivée. Ils se racontent leurs difficultés : quand ils ne comprenaient pas la langue ou quand ils se perdaient dans les rues. Aujourd’hui, c’est l’objet de rigolades. C’était aussi la période de l’insouciance : ils pensaient être venus pour un an ou deux et qu’ils allaient repartir une fois les poches pleines. Mais il en a été autrement. Ils sont retournés quelques fois au pays et ont très vite réalisé leur statut d’immigré.
Ils parlent de ce temps-là, de cette mémoire du travail, des camarades, de toutes les personnes qu’ils ont côtoyées, les lieux qu’ils ont traversés. Ils se rappellent cela avec beaucoup de nostalgie et de fraîcheur en même temps, presque de la légèreté, de l’amusement, je dirais. C’est vraiment étonnant : ils ne laissent jamais la place à la douleur, la rancune ou l’aigreur.
Le Café social existe depuis trois ans et demi. Quel est votre bilan aujourd’hui?
Le Café social semble une réponse pertinente par rapport à ce public. Ces personnes sont très souvent dans la rue. L’idée d’ouvrir un lieu qui fonctionne comme un vrai café les rend libres de le fréquenter comme elles l’entendent et d’y venir avec des amis. Elles y trouvent le plus utile : à savoir une équipe de professionnels qui intervient sur plusieurs registres : accueil, animation, assistance sociale. Une fois l’urgence de leur situation sociale prise en charge, notre travail consiste à intéresser ce public à des activités et des animations que nous organisons : projection de films, initiation à l’informatique, jardinage, sorties culturelles dans Paris ou à la mer, etc…
Nous organisons un espace de convivialité et d’échange. Le café est un lieu où trouver des personnes avec qui parler, jouer, plaisanter, rire. Voilà tout l’intérêt de ce lieu ! On a évité à tout prix de devenir un guichet spécialisé ne traitant que de problèmes administratifs. La personne qui vient ici a autant besoin d’être écoutée, rassurée, accompagnée dans des démarches, que d’être entourée, faire l’objet de soins attentifs.
Voilà ce que nous faisons et pourquoi notre bilan est positif ! Depuis la création du Café, il y a eu à peu près mille trois cents adhérents. Environ quatre cent soixante personnes renouvellent annuellement leur carte de membres. La fréquentation du Café est de plus en plus importante. Nous ouvrons soixante heures par semaine : tous les jours sauf le dimanche de 9h à 18h. L’ouverture le samedi nous permet de toucher un public qui est encore en activité mais qui sera bientôt à la retraite et avec lequel nous faisons un travail de préparation.
Je résumerais notre action avec cette phrase dite par un adhérent : « Le Café social est devenu une sorte de branche à laquelle les vieux immigrés s’agrippent pour ne pas êtres emportés par le courant. S’il n’y a plus cette branche-là, et bien… on est emporté ». C’est un bel hommage, qui exprime toute la raison d’être de ce lieu. Nous voulons donner un sens à cette vieillesse un peu à part, particulièrement vulnérable, qui mérite de faire l’objet de tous les soins.
Le modèle de votre Café a-t-il été repris ailleurs ?
Le Café social est considéré comme pionnier dans la prise en charge des immigrés âgés. Cette expérience a inspiré d’autres démarches ailleurs. Un certain nombre d’associations et d’institutions réfléchissent à la mise en place de lieux qui fonctionneraient sur notre modèle. Cependant on ne peut pas le dupliquer tel quel. Le Café social de Belleville a été fait sur mesure. Il répond et s’adapte à une réalité parisienne. Si un autre Café devait se créer à Marseille, il faudrait partir de ce terrain-là.

///Article N° : 4614

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Les images de l'article
Le café social, discussion entre vieux immigrés, DR
Flyer du café social, DR





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