Avec le musicien Cheick Tidiane Seck

Création du Collectif d'action pour le Mali

Entretien de Kaourou Magassa avec Cheick Tidiane Seck
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Révolté par la situation malienne actuelle, le musicien Cheick Tidiane Seck a décidé de se mobiliser en créant le Collectif d’action pour le Mali. Dans ce cadre, il était en concert en France, au [studio de l’ermitage] le samedi 19 mai 2012. Lors d’une rencontre à Bamako, il a réitéré son message.

Vous avez eu l’occasion de faire un concert à l’Institut français du Mali, que vous avez dédicacé spécialement aux citoyens du nord du pays et à la paix. Qu’est ce que cela évoque pour vous ?
Cela évoque pour moi le rétablissement d’une vérité qui a été la vérité de ce pays, c’est-à-dire un pays de communion, d’entraide, de fraternité et de paix. Je n’ai jamais imaginé un seul jour durant toutes mes années ici au Mali et à l’étranger que la situation serait telle. Lorsque j’ai enseigné à l’UCLA (Université de Los Angeles), je disais que le type de société prônée dans mon pays était le meilleur parce que toutes les ethnies, toutes les communautés s’acceptent. Un adage ancien au Mali dit que : « Quand tu tues un Malien, c’est un autre Malien qui en souffre ». Donc j’étais à des années lumières de penser qu’il y aurait une crise pareille dans ce pays. Le retour à la paix est significatif de beaucoup de choses pour moi, ce serait comme une sorte de renaissance. Lorsque qu’il y a eu le Rwanda, je me disais « pourvu que cela ne gangrène pas le continent ». Ensuite, il y a eu la Côte d’Ivoire. Mais jusqu’à présent, au Mali, il n’y avait pas eu de grosses effusions de sang… même si la mort d’une personne c’est déjà trop.
Quand vous parlez de rétablissement de la paix, vous pensez prioritairement à ce qui se passe dans le nord du pays ou à ce qui se passe à Bamako avec le coup d’état en cours et les conflits au sein de l’armée ?
Je pense aux deux. Je comprends à 200 % la colère des jeunes qui ont initié ce putsch militaire. Leur vision des choses était que ce pays était un pays gangrené par la corruption et l’impunité. De l’avis de pas mal de spécialistes, la corruption était érigée en système d’état. Les honnêtes gens étaient otages de ce système. Mais cela ne me donne pas le droit, après 21 ans de démocratie, de légitimer ce coup d’état, même si je le comprends. Je le comprends car je ne vis pas ici. J’ai fui le Mali en 1978, à cause d’un régime militaire (1) et je n’ai jamais bénéficié de privilèges et de passe-droit que ce soit sous Modibo Keita, Moussa Traoré, Alpha Oumar Konaré ou Amadou Toumani Touré (ATT).
D’ailleurs, vous avez connu les trois périodes de changement brutal de régime que ce soit en 1968, en 1991 et en 2012, quelle différence y a-t-il selon vous entre ces trois mouvements de colère des populations ou de l’armée ?
La différence est qu’une partie de moi me demande de légitimer le non « légitimable ». Il est mal d’encourager un changement de pouvoir par les armes. Mais selon moi, qui règne par les armes, finira par périr par les armes.
Par le passé, j’ai été un acteur du soulèvement pour renverser le général Moussa Traoré. Dans les années soixante-dix, j’enseignais au lycée de Badalabougou, on manifestait, on me confondait avec les étudiants et je suis allé en prison trois fois. Lors du « vendredi noir » (2), il y a eu plus de trois cents morts. Le régime né de 23 ans de dictature était passé. Pas par un coup d’état de ATT, mais par un soulèvement populaire. Ce fut la victoire des enfants et des femmes car ce mouvement avait commencé bien avant 1991, bien avant la mort de Cabral (Abdoul Karim Camara étudiant assassiné en 1980). Donc si le coup d’état du 22 mars 2012 peut faire que ce soit l’arrêt total des injustices et que les institutions du Mali reprennent le dessus, que nul ne soit au-dessus des institutions, armée comprise, que personne ne puisse prendre une arme pour changer de pouvoir, et que tout soit véritablement démocratique… Je parle d’une démocratie africaine car Dieu seul sait que je n’aime pas la démocratie « à l’européenne » qui n’est pas la vérité absolue. Si on peut s’en servir comme exemple et en créer une nouvelle, alors je serais un homme heureux.
Je veux donc dire que moi, ma conscience m’empêche de légitimer un putsch, mais si ce putsch peut assainir le paysage politique de mon pays et que désormais on stipule dans la Constitution qu’un renversement de pouvoir par les armes soit impossible, je serais un homme heureux. Je n’arrive pas a condamné le coup d’état en tant que tel car je me rends compte que toute la population adhère. Les gens en avaient marre du système qui les gouvernait, et ils ont eu peur que ce soit une continuité.
Justement vous avez dit ne pas aimer la démocratie « à l’européenne », mais selon vous quel est le meilleur système ? Les exemples sont-ils à prendre en Amérique du Sud, au États-Unis, en Asie pour que l’Afrique réinvente une nouvelle démocratie ?
L’Afrique doit s’inspirer d’une démocratie où la conquête du pouvoir ne serait pas liée à des histoires de parrainages ou de familles mais plutôt aux compétences. Ce pouvoir doit donc être impartial, pour tous, d’une égalité totale et juste. Il devra être défendu par des garants, que pourrait être l’armée, la gendarmerie, les textes qui vont régir celui-ci, c’est-à-dire de véritables Constitutions et non des constitutions de « polichinelles ». Nous devons nous inspirer de la démocratie, mais créer notre modèle à nous. À visage plus humain.
Et pour vous, l’armée malienne (celle qui est à la tête de l’État) est-elle en mesure d’établir un nouveau système ou en mesure d’aller dans ce sens ?
J’espère, et je pense que oui. Je ne pense pas que les membres du Comité National de redressement de la démocratie et de la restauration de l’état (CNRDRE) veuillent s’accrocher au pouvoir et je ne pense pas que ce soit bien pour eux de penser que le pouvoir puisse être une chose qui bascule dans les mains de l’armée. C’est incompatible pour moi. En même temps, la situation est complexe. Ils ont fait un coup d’état, la population adhère à ce mouvement car elle souffrait mais cette même population aujourd’hui a peur car les militaires sont en train de s’entre-tuer (3). La peur de l’Autre est en train de régner à Bamako dans la mesure où un pauvre citoyen qui ne connaît pas ses droits peut se faire tuer lors d’un barrage de routine s’il ne s’arrête pas. Le devoir du Président de la transition aussi bien que celui du Premier ministre ou du chef de la junte, serait de parler aux populations pour leurs dires les mots justes. En commençant par dire aux militaires : « Ne vous trompez pas de combats » car trop d’innocents sont en train de mourir.
Est-il donc important que la société civile reprenne les devants ?
Tout à fait. Et j’ai pleinement confiance au peuple malien qui doit être maître de son destin.
Quel est votre rôle en tant qu’artiste ?
Dès les premiers moments de troubles au Mali, j’ai connu une phase de ma vie que je ne pensais pas possible. Je ne dormais plus, j’étais mal, et ça a créé une insomnie en moi. J’ai aussitôt créé un Collectif d’action pour le Mali que je préside avec Jean Marie Ballo élu aux Ulis (France) et le comédien Habib Dembélé. J’en ai parlé autour de moi, notamment à Manu Dibango et à d’autres artistes africains, comme Tony Allen, l’ancien batteur de Féla, Oxmo Puccino ou Mokobé en les alertant du fait qu’il fallait réagir.
Réagir en dénonçant ce qui est en train de se passer, sans prendre la posture de justicier car la politique n’est pas un domaine que nous dominons. Ce que nous pouvons faire, c’est aider à un sursaut de bon sens des uns et des autres. Imaginons que les élections aient eu lieu et que le nouveau régime ait dit : « il y a eu de l’impunité, et nous voulons que tous ceux qui ont mangé les deniers publics soient jugés » et que tout se soit passé sans effusion de sang. Cela aurait été l’idéal mais ce n’est pas le cas donc nous prônons le coté « non-aligné » de notre mouvement. Je profite de chaque occasion pour apporter ce message, je souhaite que le peuple malien soit préservé. J’ai également condamné le parti pris par France 24 d’inviter ce soit disant porte-parole du Mouvement national de libération de l’Azawad qui est, pour moi, une fiction. Dans l’histoire de mon pays, je n’ai jamais entendu parler de l’existence d’un « Azawad ».
De plus, l’ignorance des uns est des autres a fait qu’on a occulté le fait que les Touarègues sont minoritaires dans le Nord du Mali. Qu’on le veuille ou non, la majorité de la population dans ces régions est Songhois, Maures et Arabes. Comment une partie des Touarègues peut prétendre à la création de « l’Azawad », à une division ? Depuis des siècles nous vivons dans la cohésion. Ceux qui n’en veulent pas ont profité de l’éclatement de la Libye pour venir s’installer sans qu’ils soient désarmés au Mali. Voila le chaos dans lequel on se retrouve maintenant. Avec le putsch militaire provoqué par la colère d’une partie de l’armée qui voyait que c’était la débandade.
D’ailleurs tout cela a été orchestré par la colère des femmes de victimes des premiers assauts des rebelles qui veulent créer un État, un no man’s land dans le nord du Mali au nom d’une certaine vision de la religion musulmane et d’un réseau d’Al Qaida pour légitimer une séparation honteuse.
Nous avons toujours eu un pays laïc, ce Mali-là, je l’ai rêvé et la jeunesse du Mali ainsi que nous les aînés n’allons jamais accepter qu’il y ait une partition du pays.
Depuis les premiers instants de la rébellion, je communique avec le chef d’orchestre de l’orchestre de Kidal, Ahmed qui est réfugié au Niger. On l’a chassé, avec deux de ses musiciens, car les autres ont intégré Ansar Dine (4). La semaine dernière, il m’a appelé pour me dire que les rebelles avaient brûlé sa maison et tous ses instruments. Mon collectif sert également à aider tous ses artistes isolés.
Vous les aidez par des collectes de fonds, des concerts… ?
Exactement, et c’est ce que nous avons commencé. J’ai initié pour le 19 mai 2012, au studio de l’Ermitage (Paris 20e), une conférence-débat suivie d’un concert acoustique pour sensibiliser et expliquer la vérité aux gens.
Beaucoup de personnes parlent de ce sujet n’importe comment sans être acteur et sans savoir ce qu’il se passe réellement. Au départ, moi aussi j’étais l’un de ceux qui s’exprimait violemment car meurtri dans ma chair, dans ma peau voyant que mon beau pays se déchirait. Partout dans le monde où il y a des soupçons de réserves de pétrole, il faut s’attendre à ce genre de chose, mais là, c’est plus complexe.
D’un côté, certains Touaregs disent souffrir du fait de ne pas être intégrés alors que le gouvernement d’ATT a fait des efforts dans ce sens. Le Nord a été plus largement sponsorisé et aidé que toutes les autres régions du Mali. Nous sommes tous pauvres, les rebelles devraient le comprendre. Seuls les dirigeants et les acteurs de « malfaisance » corrompus hypothèquent la liberté de ce pays, pas le peuple. Nous sommes pareils, il n’y a qu’a à se promener à Bandiagara, Bozola, Segou, ou Sikasso pour le voir.
Vous tenez véritablement à l’unicité du Mali, aux échanges de cultures et à la mixité entre les peuples…
C’est ce que j’ai toujours connu et c’est aussi ce qui fait notre richesse et notre fierté. Le brader est inconcevable. Je préfère le sacrifice de mon sang comme le stipule notre hymne Pour l’Afrique et pour toi Mali. Nous sommes pour l’unité, il n’y a pas de pays plus panafricaniste que celui-ci si on considère l’élan du Malien vers autrui.
C’est donc aussi pour cela que vous avez eu ce parcours musical ? Au cours de votre longue carrière vous avez eu l’occasion de rencontrer des artistes du monde entier, qu’ils soient blanc, noir, asiatique, arabe ou hindous. Quel est le moment ou l’époque que vous avez préféré dans tous ceux que vous avez vécus ?
Les
moments, car je ne pourrais pas dire le moment, sont ceux où j’allais vers un nouveau courant pour créer. Je me transcendais et cette hygiène de vie me donnait l’impression de grandir encore.
Aujourd’hui, avez-vous toujours l’impression de grandir ?
J’ai participé à beaucoup de projets qui demandaient une analyse profonde de certaines situations. Quand j’ai réalisé le dernier album d’Oumou Sangaré, c’était du concret, il y avait un vrai sens donné à l’écriture. Tout comme pour ceux de Kassémadi Diabaté et Sory Bemba. Une musique de studio, quand elle se joue en live, a une tout autre saveur, un instinct et ce côté chaleureux, je le recherche. J’ai envie que les artistes se transcendent. Le même répertoire peut être revisité sous diverses formes. Par exemple j’ai eu l’occasion d’organiser une mosaïque pour le Sahel où on a fait jouer deux cents musiciens sur la scène du Cabaret Sauvage. Cela m’a valu l’opportunité d’être choisi comme ambassadeur du plus gros festival d’écriture en résistance au Mexique. Je suis parrain de Holli Kan qui réunit 1 million de visiteurs chaque année et tous les ans, j’ai le privilège de jouer devant cent à cent cinquante mille personnes.
Ce doit être une fierté pour vous, votre famille, mais aussi pour le Mali ?
Oui car je suis un Malien qui a aussi été professeur (visiting professor) à l’UCLA. J’ai été le premier africain de l’Ouest à enseigner dans cette université. Mais être le parrain d’un événement comme celui-ci n’étant pas latino-américain, me fait dire que le côté « folie » que j’inspire à travers ma musique à certaines populations, est partagé par d’autres. Cela me rappelle mes années guévariste (il montre son tee-shirt à l’effigie du Che) et jusqu’à ma mort, je le serai.
Tout ce que vous évoquez a un sens universel, vous prônez l’unicité du Mali, vous portez des valeurs panafricanistes et êtes un grand voyageur. En somme vous êtes un véritable citoyen du monde, par quoi l’expliquez-vous ?
C’est mon éducation, et c’est l’éducation du Malien de base. Il y a des gens qui ne sont pas Dogonons et qui vivent parmi eux. Il y a le multiculturisme au Mali. Je suis d’une grand-mère maternelle sénoufo, et d’une grand-mère paternelle malinké pourtant je suis Toucouleur du côté du papa et de la maman. Du coup, chaque fois que je suis dans une communauté, je suis pris d’amour par la culture que je trouve en face de moi. J’ai toujours soif de fédérer les différentes communautés que je rencontre.
Votre prochain passage est donc le 19 mai 2012 au studio de l’Ermitage à Paris…
Oui pour initier un grand événement que j’ai envie de mettre en place qui est un grand concert pour dire que nous sommes Maliens, fiers de l’être ; « un peuple, un but, une foi » devise du pays et pas de partition pour ce beau pays. Ce Mali que j’ai connu, ce tracé qui est là, même s’il découle des colons, doit rester. Nous avons vécu trop de vie ensemble pour qu’il y ait une scission. Ce serait un échec et un coup de poignard. Au-delà de toute appartenance politique, de la junte qui a fait le coup, des forces vives de la nation ou des populations, le Mali doit porter cette valeur qui est : pas de partition pour le Mali.

1. Ndrl : Celui de Moussa Traoré
2. En référence au vendredi 22 mars 1991 où un soulèvement populaire avait été réprimé dans le sang.
3. Ndrl : En référence aux combats entre deux corps de l’armée qui ont eu lieu dans la nuit du 30 avril 2012
4. Ndrl : Groupe salafiste combattant dans le nord du Mali voulant appliquer la charia dans le pays.
///Article N° : 10756

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